« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 4 février 2018

L'expulsion vers l'Algérie : un traitement inhumain ou dégradant

Dans une décision M. A. c. France du 1er février 2018, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sanctionne l'expulsion, le 20 février 2015, par les autorités françaises d'un ressortissant algérien vers son pays d'origine. Cette mesure, motivée par les liens entretenus par l'intéressé avec un mouvement terroriste, avait été en effet appliquée sept heures après qu'elle lui ait été notifiée. Cette expulsion constitue le dernier épisode d'une longue histoire susceptible, au moins en partie, d'expliquer cette précipitation. 

Trois minutes trop tard


Dès 2004, M. A. est arrêté dans le cadre de l'enquête sur le réseau terroriste appelé "filière tchétchène". En 2006, il est condamné à sept ans d'emprisonnement pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d'actes terroristes, peine assortie d'une interdiction définitive du territoire français. En 2010, les autorités font une première tentative d'éloignement, mais il refuse de se soumettre à la procédure d'entretien avec les autorités consulaires algériennes, ce qui lui vaut une seconde condamnation à deux mois de prison ferme. 

A l'issue de cette peine, il redevient expulsable et il saisit alors la CEDH d'une demande de mesure conservatoire. Celle-ci demande aux autorités françaises de surseoir à l'éloignement tant qu'elle n'aura pas statué.  M. A. est donc assigné à résidence, jusqu'au 1er juillet 2014. A cette date, la CEDH rend une décision d'irrecevabilité pour non épuisement des voies de recours internes, ce qui a pour effet de mettre fin à la mesure provisoire. 

M. A.  redevient expulsable, et,  cette fois, il dépose une demande d'asile en décembre 2014, qui lui donne le droit de rester sur le territoire, le temps de son instruction. Examinée selon la procédure prioritaire, elle est rejetée par l'OFPRA le 17 février 2015. La décision est notifiée à l'intéressé le matin du 20 février et il est conduit à Roissy. Son avocate fait immédiatement une demande de mesure conservatoire à la CEDH qui, comme en 2010, demande aux autorités françaises de surseoir à l'éloignement en attendant sa décision. Hélas, la demande de suspension parvient à 16 h 11 à la police aux frontières, alors que les portes de l'avion sont déjà fermées, quelques minutes avant le décollage pour Alger,

Une journée particulière


La Cour sanctionne le caractère expéditif cette procédure d'éloignement. On pourrait en discuter, car l'interdiction définitive du territoire avait tout de même été prononcé neuf ans auparavant, et la première tentative d'éloignement réalisée à l'issue de la peine prison purgée par l'intéressée, remontait à cinq ans. Ce débat est cependant sans objet car la CEDH refuse de se placer sur ce terrain et n'envisage que la journée du 20 février 2015.

L'article 34 de la Convention interdit aux Etats d'entraver l'exercice du droit au recours devant la CEDH, et la France est condamnée non pas parce que l'expulsion était trop rapide mais parce que cette rapidité a empêché l'exécution de la mesure conservatoire demandée par M. A. Elle ne met pas en cause le fait qu'il était impossible d'empêcher le décollage de l'avion, à un moment où ses portes étaient déjà fermées. En revanche, elle estime que la notification de la décision d'expulsion seulement sept heures avant sa mise en oeuvre était volontaire. En clair, la Cour affirme que les autorités françaises "ont créé les conditions dans lesquelles le requérant ne pouvait que très difficilement saisir la Cour d'une seconde demande de mesures provisoires".

De ces éléments, on doit déduire qu les personnes en cours d'éloignement auront désormais intérêt à saisir systématiquement la CEDH d'une demande de mesure conservatoire, dans le but d'obtenir le maintien sur le territoire durant son instruction.
Wahid Gordji expulsé en Iran. Plantu. 1987


Les traitements inhumains et dégradants


Sur le fond, la Cour estime que l'expulsion de M. A. porte une atteinte excessive à l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme qui interdit les traitements inhumains ou dégradants. Il est susceptible d'être soumis à de tels traitements dans son pays natal, où il était recherché pour avoir rejoint les mouvements islamistes en 1992 et participé à un vol d'armement appartenant aux forces armées. La police algérienne attendait d'ailleurs M. A. à l'arrivée de l'avion pour le conduire tout droit en prison. Au moment où la décision de la Cour intervient, il est toujours incarcéré.

La CEDH, dans une jurisprudence constante, et notamment dans son arrêt J. K. et autres c. Suède de 2016, rappelle qu'une expulsion viole l'article 3 de la convention européenne, lorsqu'il existe des motifs "sérieux et avérés de croire que l'étranger, si on l'expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d'être soumis à un traitement inhumain ou dégradant". La charge de la preuve appartient au requérant qui doit démontrer devant la Cour la réalité de ce risque (CEDH, 28 février 2008, Saadi c. Italie).

Dans le cas de M. A., la CEDH commence par affirmer que la période qu'elle doit prendre en compte est celle qui commence en 2015, avec le retour de l'intéressé en Algérie et son incarcération. Le fait qu'il ait résidé en France durant quatorze ans avant de demander l'asile ne doit pas laisser penser qu'il ne risque aucun mauvais traitement en rentrant dans son pays. En tout état de cause, la CEDH ne se réfère pas aux menaces qui pèsent précisément sur le requérant, mais à la "situation en Algérie". Ses éléments de référence sont les rapports du Comité des Nations Unies contre la torture et d'Amnesty International cités dans son arrêt Daoudi c. France du 3 décembre 2009. Ces analyses de 2006 et 2007 faisaient en effet état de la situation déplorable des droits de l'homme en Algérie, notamment de l'existence de centres de détention gérés par les services de renseignement, dans lesquels des tortures étaient régulièrement pratiquées. Dans son rapport 2015-2016, Amnesty affirme que ces pratiques demeurent en vigueur et il ne fait aucun doute qu'elles entrent dans le champ de l'article 3 qui interdit les traitements inhumains ou dégradants.

De tous ces éléments, et du fait que l'Algérie n'a produit aucune pièce de nature à réfuter l'existence de ces pratiques, la Cour déduit que l'expulsion de M. A. vers ce pays emporte un risque excessif de traitements inhumain et dégradant. Nul ne conteste que la situation des droits de l'homme en Algérie, et plus précisément dans les prisons, est préoccupante. On doit cependant rappeler que ce pays n'est pas membre du Conseil de l'Europe, qu'il n'avait donc pas à produire devant la CEDH des éléments de nature à défendre son système judiciaire et carcéral. Ce n'est pas l'Algérie qui est condamnée, mais la France, pour avoir expulsé M. A. vers l'Algérie.

La situation de l'intéressé


Pas une fois la situation individuelle de M. A depuis 2015 n'est mentionnée dans l'arrêt. A-t-il fait l'objet de tortures ? Se voit-il interdire toute communication avec son avocat ? Bref, est-il victime de traitements inhumains ou dégradants ? L'arrêt n'apporte aucune réponse et la décision repose sur un syllogisme simple. L'Algérie pratique les traitements inhumains ou dégradants. L'intéressé est emprisonné en Algérie. Il risque donc de subir de tels traitements. Dans son opinion dissidente, la juge irlandaise O'Leary fait observer que la charge de la preuve ne repose plus sur le requérant. Celui-ci n'a pas besoin de démontrer l'existence de mauvais traitements à son égard et les rapports d'Amnesty suffisent à apporter cette preuve. Aux yeux de la juge O'Leary, "l'arrêt semble créer - par inadvertance ou non - un obstacle à des expulsions vers l'Algérie pour des raisons générales sans exiger un examen individuel des circonstances".

Cette démarche quelque peu dogmatique pourrait peut-être se justifier si elle s'appliquait avec la même intensité à d'autres Etats non membres du Conseil de l'Europe. Force est de constater que les Etats-Unis ne sont pas traités avec la même rigueur que l'Algérie.

Et les Etats-Unis ?

 

L'arrêt du 4 septembre 2014 Trabelsi c. Belgique présente des analogies avec l'affaire M. A. de 2018. Le requérant, condamné en Belgique pour avoir planifié un attentat au camion piégé contre une base aérienne a purgé dix ans de prison. Il est ensuite réclamé par les Etats-Unis pour d'autres faits liés au terrorisme. En l'espèce, la Belgique est condamnée, comme la France, sur le fondement de l'article 34 dès lors que les autorités belges ont extradé l'intéressé en passant outre une mesure provisoire de la CEDH.

Mais l'article 3 pouvait aussi constituer le second fondement de la condamnation, comme dans la présente affaire. Depuis les arrêts Harkins et Edwards c. Royaume-Uni du 17 janvier 2012 et Babar Ahmad et autres c. Royaume-Uni du 10 avril 2012, la violation de l'article 3 peut en effet être envisagée dans le cas de requérants risquant la condamnation à peine perpétuelle. En l'espèce pourtant, la CEDH examine en détail la situation de Trabelsi. N'a-t-il pas une "chance d'élargissement" dès lors que la Belgique a demandé que l'intéressé puisse demander, à un moment ou à un autre, une réduction de peine ou une grâce ? Certes, la Cour reconnait que "des doutes peuvent être émis sur la réalité de cette chance en pratique". Mais c'est suffisant, et l'extradition vers un pays qui pratique la prison à perpétuité de manière effective est jugée conforme à l'article 3. De même, l'extradition d'une personne vers un Etat américain qui pratique la peine de mort, traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3, est possible, dès lors que l'Etat s'engage à ne pas la requérir ou à ne pas l'appliquer à la personne extradée.

Lorsque l'extradition a lieu vers l'Algérie, la situation de la personne n'est pas évoquée. Lorsqu'elle a lieu vers les Etats-Unis, c'est la situation de la personne qui conditionne l'extradition et il suffit de faire état d'une possibilité parfaitement fictive de libération pour contourner les rigueurs de l'article 3.

Reste à se poser la question de l'impact de cette décision sur la lutte contre le terrorisme. La Cour est évidemment un peu mal à l'aise à l'idée de reconnaître qu'une personne condamnée pour terrorisme est victime d'un traitement inhumain et dégradant du fait de son expulsion. De manière finalement assez peu logique, elle reconnaît une double violation de la Convention européenne, mais n'accorde pas à l'intéressé de dommages et intérêts. Une telle mesure aurait pu être mal comprise et la Cour prend soin de réaffirmer "qu’il est légitime que les États contractants fassent preuve d’une grande fermeté à l’égard de ceux qui contribuent à des actes de terrorisme, qu’elle ne saurait en aucun cas cautionner". Personne n'en doutait, mais il était sans doute préférable de le rappeler.


Sur l'expulsion : Chapitre 5 section 2 § 2 B du manuel de libertés publiques sur internet version e-book, version papier

1 commentaire:

  1. Il y a une erreur dans ce que vous dites sur la jurisprudence de la CEDH. Dans Harkins et Babar, elle a effectivement pris en considération le fait que le détenu pouvait bénéficier d'une possibilité de libération assez théorique, mais le fond du raisonnement était qu'une peine de perpétuité, même incompressible, n'était pas disproportionnée par rapport aux crimes qu'il a commis.
    Dans Trabelsi la Cour abandonne sa jurisprudence antérieure et conclut bel et bien à la violation de l'article 3 au motif que le droit américain ne prévoit pas de véritable "mécanisme de réexamen de peines". Il y a donc un contrôle plus strict de la CEDH à partir de Trabelsi.
    Harkins a d'ailleurs essayé de faire réexaminer son cas par la Grande chambre: c'est bien qu'il a senti qu'il y a eu un changement de jurisprudence, mais sa requête a été rejetée pour des raisons de procédure.

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