« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 2 septembre 2016

Autorité des marchés financiers : L'apparence de l'impartialité

Deux cadres supérieurs d'une banque ont été condamnés par la Commission des sanctions de l'AMF pour ne pas avoir respecté certaines règles à l'occasion d'une opération d'augmentation de capital de la société Euro-Disney. Leur banque à été condamnée à 300 000 € d'amende. Eux-mêmes ont été condamnés à un avertissement et des amendes s'élevant à 25 000 et 20 000 €. Leur recours devant le Conseil d'Etat a été rejeté le 18 février 2011 et ils ont donc saisi la Cour européenne des droits de l'homme, en invoquant un double manquement aux principes de prévisibilité de la loi et d'impartialité. 

Dans un arrêt X. et Y. du 1er septembre 2016, la Cour européenne des droits de l'homme déclare que la procédure de sanction mise en oeuvre par l'Autorité des marchés financiers (AMF) ne porte atteinte à aucun de ces principes.

La prévisibilité de la loi


Ecartons rapidement le moyen invoquant un manquement à l'article 7 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le principe de légalité des délits et des peines. En l'espèce, les requérants ne contestent pas l'existence, l'accessibilité et prévisibilité des obligations professionnelles qui s'imposent à eux, mais ils soutiennent que le non-respect de ces obligations n'étaient pas constitutives d'un manquement sanctionné par l'AMF. A leurs yeux, il devait seulement donner lieu à des opérations techniques et non pas à des sanctions. Disons-le clairement : les malheureux banquiers ne connaissaient pas les règles gouvernant une augmentation de capital.

L'argument est balayé par la Cour européenne. Elle rappelle que la loi qui unifie le régime des sanctions administratives et disciplinaires devant l'AMF est datée du 1er août 2003, soit un peu moins de deux ans avant les faits qui ont suscité les sanctions contestées. Les requérants, tous deux banquiers, ne pouvaient donc ignorer le caractère illicite et les conséquences de leur comportement professionnel. La loi était donc prévisible.
 

L'impartialité


Le moyen le plus articulé repose sur un défaut d'impartialité de la Commission des sanctions de l'AMF, et donc une atteinte à l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme.  

Il faut reconnaître que les requérants ont, sur ce point, quelques arguments à faire valoir. Ils rappellent que le rapporteur a, à la demande de la Commission des sanctions, sollicité du Président de l'AMF des observation sur le fond du droit. A leurs yeux, cette procédure porte atteinte à la séparation des fonctions de poursuite, d'instruction et de jugement. Ils précisent, à ce propos, que le Président de l'AMF préside la commission spécialisée du Collège qui a initié les poursuites engagées à leur encontre et que le Collège est aussi l'auteur d'une partie des dispositions que les requérants sont accusés d'avoir violé. Ils ajoutent enfin que les services de l'AMF sont intervenus à tous les stades de l'affaire, de l'instruction à la sanction. 

Dans son arrêt Morice c. France du 23 avril 2015, la Cour a rappelé les deux critères du principe d'impartialité, successivement examinés dans l'arrêt X et Y

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Impartialité subjective


Le premier critère peut être qualifié de "subjectif" parce qu'il consiste à pénétrer dans la psychologie du juge, à rechercher s'il désirait favoriser un plaideur ou nuire à un justiciable. Dans ce cas, l'impartialité est présumée, jusqu'à preuve du contraire (CEDH, 1er octobre 1982, Piersack c. Belgique). La Cour européenne se montre très rigoureuse à cet égard et ne constate la violation du principe d'impartialité que lorsque la preuve est flagrante. Tel est le cas, dans l'arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,  pour un jury de Cour d'assises jugeant un Français d'origine algérienne, dont l'un des jurés a tenu, hors de la salle d'audience mais devant la presse, des propos racistes. En l'espèce cependant, la Cour affirme que rien dans la dossier ne permet d'envisager un quelconque préjugé sur la culpabilité des deux requérants, tant de la part du rapporteur que de celle des membres qui ont composé la Commission des sanctions. 

Impartialité objective


Le seconde critère est présenté comme "objectif", parce qu'il s'agit de contrôler l'organisation même de l'institution qui prononce la sanction. D'une manière générale, elle doit apparaître impartiale et inspirer la confiance. Dans son arrêt Kleyn et autres c. Pays-Bas du 6 mai 2003, la Cour affirme que l'élément essentiel pris en compte est l'indépendance de ses membres, c'est-à-dire leur mode de désignation, la durée de leur mandat, les garanties existant pour les mettre à l'abri des pressions extérieures. En d'autres termes, et ce sont les mots de la Cour européenne elle-même, l'institution doit avoir "l'apparence" de l'indépendance.

C'est évidemment ce second critère qui est invoqué par les requérants. Sans succès, car la Cour note que la loi française opère une réelle séparation, au sein de l'AMF, entre les organes de contrôle, d'enquête, et de poursuite d'une part, et l'organe de jugement d'autre part. En effet, la procédure de sanction est initiée par le Collège qui peut être saisi à la suite d'une enquête établie sous l'autorité du secrétaire général de l'AMF. Ensuite, le dossier est transmis à la Commission des sanctions qui est seule compétente pour désigner en son sein un rapporteur et prononcer, à l'issue de la procédure, une sanction. La Cour observe par ailleurs que figurent parmi les membres de la Commission des sanctions deux magistrats de la Cour de cassation et deux conseillers d'Etat, lesquels bénéficient de larges garanties destinées à la prémunir contre les pressions extérieures. 

L'analyse est juridiquement juste, mais aussi empreinte d'un formalisme que l'on pourrait trouver excessif. Le juge européen refuse d'entrer dans la réalité du dossier. Il ne regarde pas la manière dont concrètement les choses se sont passées dans l'affaire en cause et le poids éventuelle de l'administration de l'AMF. Il ne se réfère qu'aux textes qui offrent toutes les garanties requises. Et si on trouve des membres de la Cour de cassation et du Conseil d'Etat dans la Commission des sanctions, il est clair que l'indépendance de l'institution est assurée. Un point c'est tout. 

Cette appréciation formelle de l'impartialité ne surprend guère. La Cour avait déjà conclu à l'impartialité de la Commission des sanctions de l'AMF dans son arrêt Messier c. France du 23 juin 2011. Cette jurisprudence témoigne d'une grande tolérance de la Cour à l'égard des autorités administratives indépendance, tolérance égale à celle dont elle fait preuve à l'égard du Conseil d'Etat. Rappelons en effet qu'avec deux arrêts, l'un du 15 juillet 2009 Yvonne Etienne c. France, l'autre du 4 juin 2014 Marc Antoine c. France, la Cour a admis la conformité de la procédure contentieuse mise en oeuvre devant le Conseil d'Etat à la Convention. Cette jurisprudence semble bien généreuse, si l'on considère que l'institution du rapporteur public mise en oeuvre avec le décret du 7 janvier 2009 ne modifie pas de manière substantielle une procédure qui avait été sanctionnée par la jurisprudence Kress c. France de 2001.


Le pouvoir de sanction des autorités administratives indépendantes est évidemment conforté par l'arrêt X. et Y. c. France. Mais le principe d'impartialité, quant à lui, en sort un peu malmené. On aurait nettement préféré que la Cour apprécie l'ensemble du dossier et pas seulement le contenu des textes en vigueur. Nul n'ignore que les relations entre les fonctions de régulation et de sanction ne sont pas toujours aussi cloisonnées que les textes l'affirment. Or l'impartialité n'est pas seulement une question d'apparence formelle. C'est aussi une question bien réelle qui exige que les requérants ou les personnes sanctionnées puissent avoir confiance dans les juges.



1 commentaire:

  1. Votre post est particulièrement bienvenu au moment où le débat politique interne tourne autour de la question de la défense de l'état de droit dans le contexte de la campagne présidentielle. Il appelle les quelques remarques suivantes.

    1. Un droit fondamental de la défense

    Manifestement, la mise en oeuvre pratique du principe d'impartialité fait moins recette que le burkini en dépit de la clarté de votre présentation sur un sujet qui se trouve au coeur du droit de tout citoyen à un procès équitable reconnu solanellement par l'article 6 de la convention européenne des droits de l'homme du Conseil de l'Europe. La France a ratifié cet instrument juridique international en 1974.

    2. Incident de parcours ou nouvelle orientation jurisprudentielle

    La question la plus importante, qui mérite d'être posée au sujet de cette décision de la juridiction strasbourgeoise, est tout simplement de savoir s'il s'agit d'un cas d'espèce isolé ou bien le signe annonciateur d'une évolution de jurisprudence ?

    - Dans la première hypothèse, il ne s'agirait que d'un moindre mal en raison du contexte de l'affaire qui aurait conduit les juges à considérer, en leur âme et conscience, que les plaignants avaient bénéficié de garanties suffisantes en termes d'impartialité.

    - Dans la seconde hypothèse, l'affaire serait plus grave dans la mesure où elle pourrait s'assimiler à une sorte de rétropédalage jurisprudentiel et, surtout, contribuerait à abaisser le niveau de protection d'un citoyen confronté à son juge dont il attend qu'il ne soit pas juge et partie à la même cause. Dans ce cas de figure, quelles seraient les motivations du juge européen ? Motivations purement juridiques ou essentiellement d'opportunité, à savoir donner quelques gages aux Etats parties de plus en plus portés à critiquer la Cour ? A ce stade, nous ne pouvons qu'échafauder des hypothèses sans pouvoir trancher définitivement.

    3. Les éventuels risques pour l'avenir

    Si nous nous trouvions dans le second cas de figure, la nouvelle construction de l'esprit des magistrats de Strasbourg n'irait pas sans soulever d'importants problèmes pour une organisation - le Conseil de l'Europe - qui fait de la défense et la promotion des droits de l'homme, de l'état de droit et de la démocratie son cheval de bataille (Cf. le récent entretien de son secrétaire général, le norvégien, Thornbjorn Jagland au Monde à propos de la situation des droits de l'homme en Turquie). De proche en proche, nous pourrions assister à une évolution des procès dans nos "démocraties" vers un système de type stalinien ou nord-coréen. Sans nul doute, il y a de l'excès dans ce propos mais il n'en comporte pas moins plus qu'un fond de vérité !

    Ainsi, pourrions-nous conclure que cécité fait loi ou bien que nous sommes parvenus au pays des "Pieds nickelés justiciers" (Scénario de Montaubert, dessins de Pellos, les Beaux Albums de la jeunesse joyeuse, 1974). Laisserions-nous faire ou pratiquerions-nous la politique du chien crevé au fil de l'eau chère à André Tardieu ? Le choix est toujours entre soumission et résistance. Aux heures les plus noires de notre histoire, la résistance a toujours été minoritaire, du moins au départ...

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