« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 3 juillet 2016

Le droit d'être lanceur d'alerte, élément de la liberté d'expression

Le statut juridique des lanceurs d'alerte ressemble à un chantier en construction, auquel la décision rendue par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 30 juin 2016 vient apporter une nouvelle pierre. Elle a saisi l'occasion d'un contentieux ignoré de tous, parfaitement à l'écart des scandales financiers qui font les délices des médias.

L'action ne se passe pas au Luxembourg, ni au siège social d'une grande banque, mais à Basse-Terre, au sein de l'"association guadeloupéenne de gestion et de réalisation des examens de santé et de promotion de la santé". En 2009, M. X. est recruté comme directeur administratif et financier de cette structure qui gère un centre de santé publique en Guadeloupe. Très rapidement, il constate certaines irrégularités et finit par informer le procureur de la République que le directeur du centre, le docteur Y., a tenté de se faire payer des salaires pour un travail fictif, et qu'il a obtenu du Président de l'association la signature d'un contrat de travail alors qu'il est en même temps administrateur de l'association. Ces faits peuvent en effet laisser penser que l'association est le cadre d'escroqueries et de détournements de fonds publics. 

La réaction ne se fait pas attendre. En mars 2011, le lanceur d'alerte est licencié pour faute lourde. Le conseil des prud'hommes n'a rien trouvé à redire, mais la Cour d'appel de Basse Terre considère, quant à elle, que le licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse. En revanche, elle refuse de prononcer la nullité du licenciement et la réintégration de M. X., aucun texte législatif applicable à l'époque des faits ne lui permettant de considérer l'intéressé comme un lanceur d'alerte. 

Des textes insuffisants


Il est vrai qu'en 2009, au moment du licenciement de M. X. la question des lanceurs d'alerte n'avait pas été soulevée. Il a fallu attendre que les noms d'Edward Snowden et de Julian Assange deviennent célèbres pour que le droit se penche sur ce problème. Encore ne l'a-t-il fait qu'avec une extrême prudence. 

Pour les fonctionnaires, l'article 6 du statut, issu de la loi du 6 août 20102 interdit de sanctionner les lanceurs d'alerte. Les effets de ce texte demeurent cependant modestes, d'abord parce qu'il ne s'applique qu'aux fonctionnaires statutaires et excluent donc de sa protection les agents contractuels, ensuite parce qu'il ne concerne que les mauvais traitements ou harcèlements infligés à un autre agent public. Autrement dit, le lanceur d'alerte qui dénonce la mise au placard d'un collègue peut être protégé, mais pas celui qui dénonce des faits de corruption dans sa hiérarchie. 

Dans le secteur privé, la loi du 6 décembre 2013 affirme qu'un salarié ne peut faire l'objet d'une sanction ou d'un refus d'avancement pour avoir témoigné d'infractions dont il a eu connaissance durant ses fonctions. La loi prévoit alors un renversement de la charge de la preuve : en cas de contentieux, il appartient au chef d'entreprise de démontrer que la mesure prise à l'encontre du salarié n'est pas motivée par ses dénonciations. In fine, le juge peut prononcer la nullité d'une sanction ou d'un licenciement prononcé à l'encontre d'un lanceur d'alerte.

M. X. est salarié d'une association, et la loi du 6 décembre 2013 lui aurait été fort utile. En effet, ses employeurs ne contestent même pas que son licenciement repose sur ses dénonciations. Hélas, ce texte, postérieur aux faits, n'est pas applicable.

Guy Béart. La Vérité. Enregistrement public mars 1968

Le droit de signaler des comportements illicites


Devant ce vide juridique, la Chambre sociale trouve un autre fondement pour prononcer la nullité du licenciement de M. X. Elle invoque l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit à la liberté d'expression. Elle y est largement incitée par la jurisprudence de la Cour européenne qui, dès un arrêt Guja c. Moldavie du 12 février 2008, considère comme une atteinte à la liberté d'expression le renvoi d'un fonctionnaire du parquet général qui avait donné à la presse des informations sur une ingérence du gouvernement dans la justice pénale. Plus tard, dans une décision Sosinowska c. Pologne du 18 octobre 2011, la Cour sanctionne sur le même fondement le licenciement d'un médecin qui avait dénoncé les erreurs médicales commises par un praticien chef de service dans un hôpital. De cette jurisprudence, la Chambre sociale déduit l'existence d'un droit des salariés de signaler les comportements illicites qu'ils constatent sur leur lieu de travail et dans l'exercice de leurs fonctions.

Une liberté fondamentale


Le plus intéressant, dans cette décision, réside dans le fait qu'elle consacre ce droit comme une liberté fondamentale. Dans sa décision du 28 mars 2006, la Chambre sociale admettait ainsi la nullité d'une licenciement portant atteinte à une liberté fondamentale, en l'espèce la liberté de témoigner en justice (voir aussi : Soc., 29 octobre 2013).

Le droit de signaler un comportement illicite est donc désormais garanti comme une liberté fondamentale, ce qui signifie notamment, que sa violation peut donner lieu à une action en référé demandant au juge de prononcer la nullité d'une mesure qui lui porte atteinte. 

Sur ce point, l'arrêt est évidemment positif, surtout si on le compare à la récente décision du juge pénal luxembourgeois saisi du cas de lanceurs d'alerte qui avaient dénoncé des pratiques de blanchiment et d'évasion fiscale. Le juge commence par reconnaître que les prévenus "ont contribué à une plus grande transparence et équité fiscale (...) et qu'ils ont agi dans l'intérêt général et contre des pratiques d'optimisation fiscale moralement douteuses", avant de les condamner à des peines de prison avec sursis. 

Reste que la décision de la Chambre sociale française apparaît davantage comme une sorte de pansement jurisprudentiel destiné à soigner les blessures causées par un vide législatif. Sur ce point, elle constitue un appel au législateur, appel qui intervient fort opportunément. Le  projet de loi Sapin II de lutte contre la corruption déposé à l'Assemblée nationale le 30 mars 2016 arrive en effet en discussion au Sénat pour une première et dernière lecture, puisqu'il fait l'objet d'une procédure accélérée. De toute évidence, la Chambre sociale attend avec impatience la création de l'Agence nationale de détection et de prévention de la corruption, chargée de conseiller les lanceurs d'alerte, voire de reprendre à son compte leurs révélations pour leur permettre de demeurer dans l'anonymat, ou encore de reprendre à sa charge les frais liés à d'éventuelles procédures judiciaires. Espérons que les sénateurs, toujours prompts à détruire les projets gouvernementaux, sauront entendre le souhait de la Chambre sociale de la Cour de cassation.



Sur la protection des lanceurs d'alerte : Chapitre 9, section 1 B du manuel de libertés publiques sur internet.




1 commentaire: