« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 17 avril 2016

La directive "secret des affaires" et les lanceurs d'alerte

Le 14 avril 2016, le parlement européen a adopté la directive "protection des secrets d'affaires contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicites". Ce texte a été proposé à la fin de l'année 2013 par Michel Barnier, alors commissaire au marché intérieur mais il était alors passé plus ou moins inaperçu. C'est seulement lors de son adoption par le Conseil des ministres un an plus tard qu'il a été découvert par différents groupements et associations qui lui reprochent de vouloir neutraliser les lanceurs d'alerte et entraver le travail de la presse. Comme souvent, leur réaction intervient tardivement, après que le texte ait été soigneusement verrouillé par les milieux industriels, particulièrement efficaces à Bruxelles grâce à l'intervention de cabinets de lobbying actifs et bien rémunérés.

L'intelligence économique


L'idée de protéger le secret des affaires n'a, en soi, rien de scandaleux. Rappelons que ce qu'il est désormais convenu d'appeler l'intelligence économique est un enjeu essentiel dans la compétition entre les entreprises, compétition désormais mondialisées et dans laquelle tous les coups sont permis, ou presque. On se souvient de la stagiaire chinoise de Valeo accusée, et condamnée, pour avoir volé des données informatiques, et de l'employé de chez Michelin qui essayait de vendre à Bridgestone les plans de pneumatiques innovants. Sans doute plus grave, les Etats-Unis n'hésitent pas à mettre au service de leurs industriels les outils d'interceptions électroniques gérés par la NSA. Plusieurs gros contrats d'entreprises françaises n'ont-ils pas capoté parce que leur concurrent américain se trouvait mystérieusement informé du détail des offres ?

Si la nécessité de protéger les secrets des entreprises ne fait aucun doute, il faut néanmoins s'interroger sur la directive européenne et sur son efficacité.

La définition du secret des affaires


La directive présente la caractéristique de ne pas définir son objet. Dans son préambule, elle précise ainsi qu'il "importe d'établir une définition homogène du secret d'affaires sans imposer de restrictions quant à l'objet à protéger contre l'appropriation illicite".  L"'objet à protéger", ce peut être des savoir-faire ou des informations, dès lors qu'ils peuvent être considérés comme ayant une valeur commerciale, effective ou potentielle et que leur divulgation porte atteinte aux intérêts de l'entreprise (cons. 14). 

L'article 2 n'est guère plus explicite. Il précise que peuvent être couvertes par le "secret d'affaires" les informations qui répondent aux trois conditions cumulatives suivantes : 
  1. Elles sont secrètes, ce qui signifie qu'elle "ne sont généralement pas connues des personnes appartenant aux milieux qui s'occupent normalement du genre d'information en question, ou ne leur sont pas aisément accessibles". Les informations secrètes sont donc celles qui ne sont pas connues.
  2. Elles ont une valeur commerciale parce qu'elles sont secrètes. Observons que l'entreprise qui décide de l'étendue de son secret est également seule à pouvoir apprécier sa valeur commerciale.
  3. Enfin, elles ont fait l'objet de "dispositions raisonnables" destinées à les garder secrètes. Ces dispositions signifient que l'entreprise doit avoir organisé une procédure de protection de ses informations confidentielles, notamment un système d'habilitation et de classification interne.
En résumé, la définition du secret des affaires est purement tautologique : est secrète l'information que l'entreprise considère comme secrète. 

Sur ce point, la directive se montre encore plus laxiste que la proposition Carayon adoptée par l'Assemblée nationale en janvier 2012. Il définissait alors l'information couverte par le secret des affaires comme celle "dont la divulgation non autorisée serait de nature à compromettre gravement les intérêts de l'entreprise en portant atteinte à son potentiel scientifique ou technique, à ses positions stratégiques, à ses intérêts commerciaux ou financiers ou à sa capacité concurrentielle". Certes, la proposition était un couper-coller de l'Economic Espionage Act, loi américaine votée en 1996, sous la présidence de Bill Clinton. Par l'énumération des finalités possibles de la classification faite par les entreprises, elle permettait cependant un éventuel contrôle contentieux. Quoi qu'il en soit, la proposition Carayon a sombré avec l'alternance, son auteur ayant été renvoyé à ses études d'intelligence économique par ses électeurs.

On nous cache tout, on nous dit rien. Jacques Dutronc. 1967

Les lanceurs d'alerte



Le texte de la directive n'offre, en effet, aucune protection effective des lanceurs d'alerte. Cette formule, inspirée du terme anglo-saxon "Whistleblower", désigne toute personne qui décide de signaler à sa hiérarchie ou de mettre à la disposition du public, des informations dont elle a connaissance et qui mettent en lumière des actions illégales ou dangereuses. Le lanceur d'alerte n'est pas un délateur, mais bien davantage un informateur qui agit, ou tout au moins croit agir, dans l'intérêt général.  

Si l'on en croit la lettre de la directive, rien n'interdirait, par exemple, aux laboratoires Servier de poursuivre Irène Frachon qui a révélé le scandale du Médiator. N'a-t-elle pas porté à la connaissance du public des éléments qui "ne sont généralement pas connues" du grand public et qui portent préjudice à l'entreprise ? 

Il est vrai que le Préambule de la directive énonce que ses dispositions "ne devraient pas entraver les activités des lanceurs d’alertes. La protection des secrets d'affaires ne devrait dès lors pas s'étendre aux cas où la divulgation d'un secret d’affaires sert l'intérêt public dans la mesure où elle permet de révéler une faute professionnelle ou une autre faute ou une activité illégale directement pertinentes". Il convient toutefois de nuancer l'importance de ces dispositions. Elles figurent dans le Préambule et sont dépourvues de contenu normatif. En témoigne l'emploi du conditionnel qui montre bien que les auteurs entendent seulement énoncer le droit tel qu'il devrait être, dans quelques mois, ou dans quelques années, ou jamais. 

Un standard de protection moins élevé

 

Sur ce point, la directive propose un standard de protection inférieur à celui qui existe en droit français. Celui-ci n'est pourtant guère développé dans le domaine de la protection des lanceurs d'alerte.  

Pour les fonctionnaires, il se limite à l'article 6 du statut de 1983, issu de la loi du 6 août 2012.  Il y est précisé qu'aucune mesure concernant notamment le recrutement, la titularisation, la formation, la notation, la discipline, la promotion, l'affectation et la mutation ne peut être prise à l'égard d'un fonctionnaire parce qu'il a formulé un recours auprès d'un supérieur hiérarchique ou engagé une action en justice, ou encore apporté son témoignage dans des affaires touchant au harcèlement sexuel ou moral, ou encore à des pratiques discriminatoires. 

Dans les entreprises privées, le seul texte est la loi du 6 décembre 2013 relative à la fraude fiscale et à la grande délinquance économique et financière. Son article 35 énonce qu'"aucune personne ne peut être écartée d'une procédure de recrutement ou de l'accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, d'intéressement (..), de formation, de reclassement, d'affectation,  (...) de mutation ou de renouvellement de contrat pour avoir relaté ou témoigné, de bonne fois, de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime dont il aurait eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions". Pour sanctionner de telles pratiques, la loi prévoit de renverser la charge de la preuve. En cas de contentieux, le chef d'entreprise devra démontrer que la mesure prise à l'encontre du salarié n'est pas motivée par les dénonciations effectuées par ce dernier.

Ces dispositions sont modestes, mais elles ont le mérite d'exister. La directive européenne, quant à elle, se borne à envisager un statut des lanceurs d'alerte, dans un avenir incertain. Le Parlement européen a ainsi refuser de lier son vote à l'adoption préalable d'un tel statut. 

Sur ce point, la directive semble aller à contre-courant du droit français. En effet, la question des lanceurs d'alerte est un sujet actuel, et on se souvient que le Président Hollande a remercié les lanceurs d'alerte au lendemain de la divulgation du scandale des Panama Papers. Le projet de loi Sapin II de lutte contre la corruption déposé à l'Assemblée nationale tout récemment, le 30 mars 2016, va dans le sens d'une meilleure protection, avec la création d'une Agence nationale de détection et de prévention de la corruption, chargée de conseiller les lanceurs d'alerte, voire de reprendre à son compte leurs révélations pour leur permettre de demeurer dans l'anonymat, ou encore de reprendre à sa charge les frais liés à d'éventuelles procédures judiciaires. De son côté, le Conseil d'Etat rend public son rapport 2016 sur "le droit d'alerte : signaler, traiter, protéger". Tout cela n'est sans doute par parfait et c'est un droit en cours de construction, mais c'est tout de même mieux que le vide abyssal de la directive européenne. Il est vrai que le lobbying est un peu moins développé à Paris qu'à Bruxelles.


Sur la protection des lanceurs d'alerte : Chapitre 9, section 1 B du manuel de libertés publiques sur internet.


2 commentaires:

  1. Votre analyse excelle par sa précision juridique et par sa globalité de l'approche de la problématique traitée. Elle met en exergue plusieurs questions importantes.

    - Une question de droit comparé. Comment "digérer" dans notre droit romain un concept juridique (celui de lanceur d'alerte) pensé et mis au point dans un droit anglo-saxon ? Parfois, la greffe prend ; parfois la greffe fait l'objet d'un rejet plus ou moins prononcé. Même aux Etats-Unis, ce concept fait débat dans la pratique : Edward Snowden est-il un lanceur d'alerte ou un traitre à la patrie ?

    - Une question de déontologie au niveau européen. Ce n'est un secret pour personne que les prescripteurs de normes bruxellois (commission, parlement, voire conseil) sont infiltrés par les puissants lobbies qui ont pignon sur rue. Comment être certain que la norme reflète l'intérêt général européen et non l'intérêt particulier de tel ou tel ? Comment être certains que les anciens hauts fonctionnaires européens qui vont pantoufler dans ces officines ne vont pas être au coeur de conflits d'intérêt ? Si la question est simple, la réponse l'est moins.

    - Une question de nature existentielle et temporelle. La limite entre lanceur d'alerte et délateur est souvent délicate à apprécier dans l'instant surtout lorsque le tribunal médiatique se met en branle et que les droits de la défense sont foulés au pied (présomption d'innocence). Ce n'est qu'avec le temps long que l'on peut juger de la pertinence de la mise en garde lancée par une personne ou un groupe. Comment protéger efficacement le véritable lanceur d'alerte (Irène Frachon, voire Jérôme Kerviel) mais aussi le supposé coupable contre des vrais délateurs (les sieurs du Paty du Clam et Henry dans l'affaire Dreyfus et Mme B. dans l'affaire d'Outreau)? Là encore, la réponse n'est pas simple.

    Méfions-nous de ces mots-valise qui sont séduisants intellectuellement mais qui peuvent être ravageurs dans la pratique. Combien de vies détruites par de fausses alertes ? Les coupables sont rarement châtiés à due proportion des dégâts humains qu'ils ont causés. En ce domaine, la Justice est peu allante à reconnaître ses propres erreurs.

    "L'injustice est toujours choquante, mais quand elle vient de la Justice, elle est révoltante" (François Zimeray, "J'ai vu partout le même visage. Un ambassadeur face à la barbarie du monde", Plon, avril 2016, page 87).

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  2. Bonjour,
    Merci pour cet article. Il me semble bien que les dispositions françaises qui organisent un renversement de la charge de la preuve en matière de discrimination constituent, pour leur part, la transposition d'une directive européenne. Tout n'est pas pourri dans ce monde européen ;-)

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