« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 10 décembre 2015

Etat d'urgence : les habits neufs du contrôle parlementaire

L'état d'urgence actuellement en vigueur suscite d'abondants commentaires portant presque exclusivement sur les actes que les services administratifs sont autorisés à prendre : perquisitions, assignations à résidence, dissolution de groupements etc. Le contrôle parlementaire sur cette mise en oeuvre est, au contraire, peu évoqué. Or, il se trouve que l'état d'urgence a suscité un renforcement non négligeable des pouvoirs de contrôle du parlement.

Un contrôle en temps réel


L'article 4-1 de la loi du 3 avril 1955 modifiée par celle du 20 novembre 2015 énonce que " l'Assemblée nationale et le Sénat sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement pendant l'état d'urgence. Ils peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l'évaluation de ces mesures". Le parlement apparaît ainsi comme une autorité de contrôle durant toute la durée de l'état d'urgence, un contrôle "en temps réel" beaucoup plus ambitieux que les procédures parlementaires habituelles.

Rappelons que le contrôle parlementaire, en dehors évidemment de la responsabilité politique qui s'exerce par la responsabilité gouvernementale, ne peut intervenir qu'à l'initiative du parlement lui-même. C'est la raison pour laquelle l'amendement imposant aux commissions des lois de remettre un rapport à l'issue du délai de trois mois d'application de l'état d'urgence a été refusé. Le vote d'une telle disposition dans la loi conduisait en effet le parlement à s'imposer à lui-même une obligation, alors qu'il peut parfaitement, et c'est d'ailleurs ce qu'il a fait, organiser les modalités de son contrôle.

Il n'en demeure pas moins que le Parlement devait faire preuve d'imagination, en recherchant des procédures permettant précisément ce suivi "en temps réel". Les deux assemblées ont adopté une démarche sensiblement identique, qui s'appuie sur l'article 5 ter de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires,. Elle consiste à doter leur commission des lois des prérogatives qui sont celles des commissions d'enquête parlementaires.

Le "comité de suivi" du Sénat


La commission des lois du Sénat a créé un "comité de suivi de l'état d'urgence" dont le rapporteur est l'ancien ministre de la Justice, Michel Mercier (UDI). Comme une commission d'enquête, il peut organiser l'audition des responsables publics et de toute personne ou organisation susceptible de lui donner les informations dont il a besoin. 

Le comité de suivi s'est réuni pour la première fois le 9 décembre 2015. Il a entendu François Ambroggiani, préfet chargé du suivi de l'état d'urgence, Eric Morvan, directeur-adjoint du cabinet de Bernard Cazeneuve, et Jean-Julien Xavier-Rolai, conseiller juridique dans ce même cabinet.

Il est évidemment très prématuré de s'interroger sur l'efficacité d'une structure qui a commencé ses travaux hier. On observe néanmoins que le Sénat, conformément à ses traditions, veut contrôler l'état d'urgence sur un temps long. Alors que l'état d'urgence est prorogé pour trois mois, le Sénat a conféré à sa commission des lois, et par ricochet au comité de suivi qui en est l'émanation, les prérogatives d'une commission d'enquête pour une durée de six mois. Il s'agit donc de suivre l'état d'urgence mais aussi d'en dresser le bilan à l'issue de la période d'application.





Intérieur de la Chambre des députés 
indiquant la place qu'occupe chacun des mandataires du peuple français
Estampe 1819

La commission des lois de l'Assemblée nationale


La commission des lois de l'Assemblée nationale a adopté un dispositif proche, mais pas tout-à-fait identique. Elle n'a pas créé de comité de suivi, mais s'est transformée en comité de suivi. Egalement dotée des prérogatives d'une commission d'enquête, elle peut également procéder à des auditions, se faire communiquer tous les éléments utiles à son contrôle. 

Contrairement au comité du Sénat qui, pour le moment, semble privilégier les auditions conformes à la tradition parlementaire, la commission des lois de l'Assemblée manifeste sa volonté de procéder à des contrôles sur place. Le mercredi 9 décembre, les deux co-rapporteurs Jean-Jacques Urvoas (PS) et Jean-Frédéric Poisson (LR) se sont ainsi rendus à la préfecture du Val-de-Marne, où ils ont examiné les conditions d'exécution de soixante-quatorze perquisitions et de dix assignations à résidence.

Un système de veille


Surtout, la commission a organisé un système de veille très élaboré. Il repose sur une préoccupation de transparence. Les services compétents de l'intérieur et de la justice devront ainsi transmettre à la commission des statistiques hebdomadaires sur la mise en oeuvre de l'état d'urgence et des synthèses toutes les trois semaines. Ces données seront accessibles sur une page internet spécifique. Elles devraient permettre de connaître la réalité des procédures engagées, les suites judiciaires et administratives, les recours engagés.

La veille mise en place a aussi pour objet de faire remonter à la commission les situations les plus concrètes. Il s'agit alors d'utiliser des relais que sont les parlementaires, mais aussi les 397 délégués territoriaux du Défenseur des droits qui recevront les réclamations éventuelles. De même, la Commission nationale consultative des droits de l'homme pourra également intervenir, sans doute plus modestement, par l'intermédiaire des associations qui y sont représentées.  Le risque est alors que la commission souffre non pas d'une manque d'informations mais plutôt d'un excès de données et rapports en tous genres. ll lui appartiendra de séparer le bon grain de l'ivraie, et de distinguer les cas d'atteintes effectives aux libertés des démarches  purement militantes.
 
Contrairement au Sénat, l'Assemblée nationale n'a confié les prérogatives d'une commission d'enquête à sa commission des lois que pour une durée de trois mois. Elle orientera donc davantage son contrôle dans  le quotidien de l'état d'urgence que dans son bilan global. Cette distinction entre les deux assemblées n'est pas nécessairement un handicap et permet sans doute de développer des approches complémentaires du contrôle parlementaire.

D'une manière plus générale, les modalités de ce contrôle suscitent la réflexion. Elles montrent que l'état d'urgence n'est pas une procédure extérieure à l'Etat de droit mais qu'il en est, au contraire, un élément. L'octroi aux commissions des lois des prérogatives qui sont celles d'une commission d'enquête, procédure inédite, pourra sans doute être utilisée dans d'autres circonstances, pour assurer le suivi d'autres textes. On se prend à espérer sa banalisation. Il serait plutôt amusant que l'état d'urgence, dénoncé par certains comme l'amorce d'une dictature, conduise finalement à un renforcement du contrôle parlementaire et de l'Etat de droit.


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