« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 20 novembre 2015

Les invités de LLC : Vincent Souty : Oui, il faut réviser l'article 16 (mais pas n'importe comment)

Liberté Libertés Chéries ouvre le débat sur le projet de révision visant à introduire l'état d'urgence dans la Constitution. Aujourd'hui, la parole est donnée à Vincent Souty, docteur en droit, juriste au Cabinet Eden Avocats. Il est l'auteur d'une thèse portant sur "la constitutionnalisation des pouvoirs de crise : essai de droit comparé", soutenue le 31 janvier 2015.

Le Président de la république a annoncé sa volonté de réformer la Constitution en vue de réviser les différents régimes de pouvoirs de crise.

Si l'on peut mettre en doute de la légitimité démocratique d'une révision faite à la va-vite qui serait tout, sauf anodine, le constat dressé par le Président est exact. L'article 16 de la Constitution, notamment, n'est pas adapté car il est beaucoup trop permissif et ne respecte en aucune manière les standards internationaux dégagés ces dernières décennies en matière de pouvoirs de crise.

Pour le dire autrement, et si l'on s'en tient à l'espace formé par les États soumis à la juridiction de la Cour européenne des droits de l'Homme ou à celle de la Cour interaméricaine, l'article 16 de la Constitution de 1958 constitue une anomalie contraire à l’État de droit, et quasi unique en son genre. 

Dès lors, et quitte à proposer une réécriture de cet article, autant l'engager en toute connaissance de cause et essayer de se conformer, une fois n'est pas coutume, au régime international de l'état d'exception. Et pour cela, il n'est pas inutile d'aller voir ce qui peut se faire à l'étranger.

Il faut espérer que, si le Constituant se saisit réellement de la question, il ne se contente pas d'une vague relecture du rapport rendu par le Comité Balladur. Ce dernier n'apporte en effet à la question des pouvoirs constitutionnels de crise, aucun élément nouveau de réflexion et apparaît aujourd'hui à peu près totalement inutile.

La présente contribution se propose de soulever quelques éléments de réflexion à propos d'un hypothétique nouvel article 16. Il ne s'agira que de présenter quelques uns des points les plus importants qui devraient être soumis à la réflexion du Constituant français. Les suggestions présentées ici sont inspirées par des exemples étrangers.

I - Le Jus ad tumultum, ou la mise en oeuvre de l'état d'exception

  

D'abord, il apparaît nécessaire d'implique le Parlement dans la mise en oeuvre d'un état d'exception. Deux choix sont envisageables : lui donner un rôle de premier plan en lui conférant le pouvoir d'autoriser a priori la mise en oeuvre de l'état d'exception ou, au moins, lui donner le rôle de ratifier, dans un bref délai, le déclenchement, à peine de caducité. 

Prévoir un contrôle de constitutionnalité de la décision de mettre en œuvre l'état d'exception n'est pas inenvisageable même si cela ferait pousser des cris d'orfraie aux thuriféraires d'un exécutif fort. Le fait est qu'un tel contrôle est prévu en Colombie, Équateur, République dominicaine et Slovaquie et qu'il a permis à la Cour constitutionnelle colombienne d'effectuer un tel contrôle qui a réduit drastiquement le recours à l'état d'exception par l'exécutif.

La durée de mise en œuvre des pouvoirs de crise doit être dès le départ définie et brève. Une prorogation doit être possible sous réserve d'une approbation préalable du Parlement, qui voterait selon le système de l'« escalier super-majoritaire » que Bruce Ackerman a emprunté à la Constitution sud-africaine : à chaque nouvelle prorogation, une majorité de plus en plus importante de Parlementaires est requise. Cela permet de s'assurer que la nécessité de mettre en œuvre l'état d'exception est largement partagée.

Enfin, même si une telle précision peut paraître anecdotique, imposer aux autorités de notifier la mise en œuvre d'un état d'exception auprès de l'ONU (au titre de l'article 4 du PIDCP) et du Conseil de l'Europe (au titre de l'article 15 de la Convention européenne), à peine de caducité de l'état d'exception apparaît comme un bon moyen de s'assurer du bon respect de nos obligations internationales (c'est le cas en Équateur notamment). 

À ce titre, on remarquera qu'à ce jour, aucune notification n'a été transmise, ni à l'ONU, ni au Conseil de l'Europe à propos de l'état d'urgence. Or, en 2005, le gouvernement avait pris bien soin de notifier, trois mois trop tard néanmoins, la mise en oeuvre de l'état d'urgence auprès du Secrétariat général de l'ONU, mais rien n'avait été fait auprès du Secrétariat général du Conseil de l'Europe...

Etat de siège. Costa Gavras. 1973


II - Le Jus in tumultu, ou que peut-on faire durant un état d'exception ?

Avant tout chose, et c'est l'un des points fondamentaux que l'on retrouve dans quelques constitutions : les mesures adoptées ne doivent pas avoir vocation à perdurer ; elles sont temporaires. On ne doit pas pouvoir légiférer dans le temps en période exceptionnelle. Il faut donc prévoir la caducité automatique des mesures adoptées sous l'empire d'un état d'exception (c'est le cas en Allemagne, au Brésil, Chili, à Chypre, en Finlande, Grèce, Hongrie, au Liechtenstein et au Monténégro).

S'il n’apparaît pas spécialement efficace de lister une série de droits auxquels il peut être dérogé, en revanche, la technique des droits indérogeables, dès lors qu'elle s'impose au surplus en vertu de nos obligations internationales devrait être modifiée. Il devrait être explicitement précisé que rien ne pourrait justifier des atteintes ou des restrictions au droit à la vie, à l'interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants, de l'esclavage, à la prohibition des discriminations, au respect du principe de légalité des délits et des peines.

Surtout, des garanties juridictionnelles doivent être prévues : dans les États latino-américains, la Constitution prévoit ainsi qu'il n'est pas possible de porter atteinte aux recours en habeas corpus, qui est ainsi considéré comme un droit indérogeable.

Le rôle des organes non bénéficiaires des pouvoirs de crise doit en outre être précisé. Au premier chef, bien évidemment le Législateur ; il apparaît important de clarifier ainsi les relations avec l'exécutif (une motion de censure est-elle envisageable?).

Mais les autres organes de l’État ne doivent pas être mis de côtés : le statut des juges, des autorités constitutionnelles ou administratives (Défenseur des droits, Contrôleur général des lieux de privation de liberté) sous l'empire d'un état d'exception doit être garanti. Quelques constitutions, notamment en Amérique latine, confortent le rôle de la Defensoría del Pueblo (c'est le cas en Bolivie).

Il peut être également utile d'évoquer les mandats électifs : peuvent-ils être prorogés ? Il n'est pas toujours facile d'organiser une élection en des temps troublés.

En guise de conclusion...



Par définition, il est inconcevable d'imaginer vouloir enserrer l'exception dans un ensemble normatif, aussi détaillé soit-il. Le meilleur régime juridique imaginable peut être détourné et les exemples sont légions, en Europe comme en Amérique.

La meilleure arme contre un pouvoir qui deviendrait oppressif reste la résistance à l'oppression, solennellement proclamée dans les grandes déclarations révolutionnaires du XVIIIe siècle.

Pour autant, si l'on accepte le principe même de pouvoirs constitutionnels de crise, mieux vaut s'entourer de garde-fous afin d'essayer d'assurer, autant que faire se peut, que des abus de seront pas commis.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire