« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 18 novembre 2015

Le projet de loi prorogeant l'état d'urgence

Le projet de loi prorogeant l'état d'urgence a été adopté au Conseil des ministres du 18 novembre 2015.  Il devrait être adopté extrêmement rapidement, avant le 27 novembre, dès lors que le pouvoir réglementaire ne peut décider l'état d'urgence que pour une durée maximum de douze jours. Le texte sur l'état d'urgence sera donc débattu en urgence, ce qui signifie qu'il n'y aura qu'une seule lecture, c'est-à-dire un seul vote, successivement à l'Assemblée nationale et au Sénat.

Observons que l'exposé des motifs du projet de loi se réfère déjà à la future révision constitutionnelle, précisant en particulier qu'il "est aujourd'hui nécessaire d'adapter et de moderniser certaines dispositions de la loi de 1955". Pour le moment cependant, le projet de loi prorogation s'inscrit dans le droit positif, celui qui a son fondement dans la loi du 3 avril 1955, loi peut-être quelque peu datée et dont les auteurs du projet s'efforcent de donner une interprétation plus adaptée à la crise actuelle.

Le projet repose ainsi sur une double démarche. D'une part, il s'agit d'utiliser toutes les possibilités offertes par la loi de 1955 pour prévenir les actes de terrorisme, y compris en autorisant le pouvoir exécutif à porter atteinte à certaines libertés. D'autre part, le projet offre des recours aux personnes qui feront l'objet d'actes individuels pris dans le cadre de l'état d'urgence. En d'autres termes, les atteintes aux libertés qui doivent généralement faire l'objet d'un contrôle a priori du juge judiciaire font désormais l'objet d'un contrôle a posteriori du juge administratif.

Encore faut-il constater que la loi du 3 avril 1955 n'autorise pas n'importe quelle atteinte aux libertés, et que le projet utilise ce texte à la carte, en écartant notamment des mesures que le gouvernement estime inutiles. Tel est le cas de l'article 11 alinéa 2 de la loi de 1955 qui autorise les atteintes à la liberté d'expression, y compris par l'interdiction de journaux, de représentations cinématographiques ou théâtrales. Comme les décrets du 15 novembre 2015 qui déclarent l'état d'urgence, le projet de loi qui en demande prorogation ne mentionne pas la possibilité de porter atteinte à la liberté d'expression.

Liberté de circulation et assignation à résidence


En revanche, la loi permet l'atteinte à la liberté de circulation, avec un renforcement de l'assignation à résidence. L'article 6 de la loi de 1955 offre ainsi au ministre de l'intérieur la possibilité de prononcer une telle mesure à l'encontre d'une personne "dont l'activité s'avère dangereuse pour la sécurité et l'ordre public" . 

Le projet de loi élargit le champ d'application de l'assignation à résidence. Elle ne s'applique pas seulement à l'individu "dont l'activité" est dangereuse pour la sécurité et l'ordre public, mais à celui l'égard duquel "il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace" pour la sécurité et l'ordre public. La nuance est importante, car il n'est pas nécessaire que l'intéressé soit passé à l'acte. Il suffit qu'il ait attiré l'attention des services de renseignement par son activité, ses fréquentations etc..

Cet élargissement rappelle la création, en matière pénale, du délit d'association de malfaiteurs en liaison avec une activité terroristes, figurant dans l'article 421-2-1 du code pénal. Il a en effet pour objet de prévenir les attentats en arrêtant ceux qui les préparent, au moment où des actes préparatoires suffisamment graves ont été commis, mais où l'irréparable n'a pas encore eu lieu. L'appréciation est donc délicate, comme sera délicate la décision d'assignation à résidence. 

Dans ce cas en effet, la décision ne reposera pas sur les actes commis par l'individu mais sur l'appréciation de la menace qu'il fait peser sur la sécurité publique. La mesure peut sembler sévère, mais on observe que le projet de loi ne reprend pas la solution de facilité proposée par certains élus du parti "Les Républicains" qui suggéraient d'assigner à résidence toutes les personnes faisant l'objet d'une fiche "S" établie par les services de renseignement. Il est vrai qu'une telle suggestion conduisait à mettre sur la place publique la liste des individus faisant l'objet de ce fichage, les incitant ainsi à chercher de nouvelles recrues moins exposées. 

Dans son organisation matérielle, l'assignation à résidence est également rendue plus exigeante, permettant en particulier d'interdire à l'intéressé de communiquer avec certaines personnes, voire de lui confisquer son passeport.

Ridan. Ulysse. 2007

Les libertés de réunion et d'association


Le projet de loi s'appuie sur l'article 8 de la loi de 1955 qui énonce que "peuvent être également interdites, à titre général ou particulier, les réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre". Là encore, le champ d'application défini par le projet de loi est élargi. La liberté de réunion vise en effet toute réunion ponctuelle, mais aussi tout groupement permanent, qu'il s'agisse d'une association ou d'un groupement de fait. 

Cet amalgame pourrait être discuté car les libertés de réunion et d'association n'ont pas la même valeur juridique. La première a un fondement législatif dans les lois du 30 juin 1881 et du 28 mars 2007 et aucune décision du Conseil constitutionnel ne lui a permis d'acquérir valeur constitutionnelle. Il n'en est pas de même de la liberté d'association dont on sait qu'elle a valeur constitutionnelle depuis la célèbre décision du 16 juillet 1971. Il est donc toujours plus délicat de porter atteinte à la liberté d'association par une loi, même si ce texte ne fait finalement qu'appliquer le principe de l'état d'urgence, qui veut des prérogatives dévolues au juge judiciaire soient exceptionnellement exercées par l'administration.

Quoi qu'il en soit, le projet de loi affirme que ces groupements peuvent être dissous, non seulement si leur activité est "de nature à provoquer ou à entretenir le désordre", mais aussi s'ils facilitent une atteinte à l'ordre public ou se bornent à y inciter. L'étendue de ce champ d'application est néanmoins tempérée par une condition objective : un groupement ne peut faire l'objet d'une dissolution que si l'un de ses membres, ou l'un de ses proches, fait l'objet d'une mesure d'assignation à résidence.  Là encore, le but est de frapper l'ensemble d'une mouvance terroriste, englobant à la fois les groupes qui passent à l'acte que ceux qui apportent un soutien passif ou développent une activité de propagande ou de recrutement. 

La sûreté


Enfin, le principe de sûreté fait également l'objet de restrictions. Sur le fondement de l'article 11 al. 1 de la loi de 1955, le projet de loi confère à l'autorité administrative le pouvoir d'ordonner des perquisitions, de jour comme de nuit. A dire vrai, les perquisitions de nuit existaient déjà et l'article 706-28 du code de procédure pénale les autorisait pour la recherche et la constatation des infractions liées au trafic de stupéfiants. La différence, et elle est de taille, est que ces perquisitions effectuées dans le cadre de l'état d'urgence sont décidées par l'autorité administrative, sans aucune autorisation préalable du juge judiciaire. 

De la même manière, le champ d'application est élargi à la recherche d'éléments figurant dans des systèmes informatiques appartenant à l'intéressé. Pour des raisons évidentes, une telle disposition ne peut trouver son fondement dans la loi de 1955, mais elle trouve son origine dans le droit commun des perquisitions. 

Là encore, ces pouvoirs exorbitants attribués aux autorités administratives sont tempérés par plusieurs dispositions du projet de loi. On observe d'abord qu'il prend la précaution d'exclure certains domaines de cette procédure, notamment les lieux affectés à un mandat parlementaire ou à l'activité des avocats, magistrats ou journalistes. Ensuite, il précise, et ce n'est pas inutile, que la perquisition se déroule dans les conditions proches du droit commun, en présence de l'intéressé ou de son représentant, avec une information du procureur de la République. 

Les contrôles


Même si l'on sent que les auteurs du projet de loi se sont efforcés d'encadrer autant que possible la mise en oeuvre de l'état d'urgence, il n'en demeure pas moins que le respect de l'état de droit, en situation d'urgence,  ne peut être assuré que si des contrôles sont organisés. 

Le premier d'entre eux est le contrôle dont dispose toute personne qui fait l'objet d'une mesure prise en vertu de l'état d'urgence. Celle-ci dispose, d'une manière générale, d'un droit au recours dans les conditions du droit commun. Dès lors que les mesures prises sont de nature administrative, les recours auront donc lieu devant la juridiction administrative. Il n'est donc pas fait mention de  l'article 7 de la loi de 1955 qui permettait d'organiser une procédure préalable devant une simple commission consultative, disposition qui, de nos jours, semble bien datée. 

Reste posée la question du contrôle global de l'ensemble de la mise en oeuvre de l'état d'urgence. Sur ce plan, il appartiendra au parlement d'en créer les conditions, peut-être par une commission de suivi qui pourra auditionner les autorités compétentes et se faire communiquer les bilans des décisions prises. Le point positif en effet est que les mesures prises auront désormais un fondement législatif et que le parlement a les moyens de contrôler l'exécution des lois. C'est désormais à lui d'assumer toutes ses responsabilités.

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