« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 26 octobre 2015

La CNIL et le pilori numérique

La lecture du Journal Officiel est parfois intéressante, surtout le 23 octobre 2015. Le décret du 21 octobre 2015, publié ce jour là, organise ainsi une sanction très particulière qui peut être prononcée à l'encontre des employeurs ayant recours au travail illégal. Il s'agit d'appliquer l'article 8 de la loi du 10 juillet 2014 qui autorise le juge à prononcer, en plus d'une amende prévue par la loi, une peine complémentaire consistant en la publication du nom du coupable, pendant une durée de deux ans, sur un site internet spécifique. Dans la même livraison du Journal Officiel, la CNIL publie sa délibération du 17 septembre 2015, portant avis sur ce même décret.

La comparaison entre les deux textes est édifiante, car le moins que l'on puisse dire est que l'avis de la CNIL n'est pas favorable. Elle affirme d'ailleurs qu'elle "prend acte" des dispositions introduites par l'article 8 de la loi de 2014, "sur lesquelles elle n'avait pas été consultée avant l'adoption de la loi". La CNIL n'est donc pas de bonne humeur, et on sent qu'elle aurait nettement préféré être consultée sur la loi plutôt que sur le décret qui la met en oeuvre.

Il est vrai que la procédure prévue par l'article 8 de la loi du 10 juillet 2014 est inédite. Certes, les juges peuvent toujours ordonner l'affichage d'une condamnation ou sa publication dans la presse écrite ou électronique, peine complémentaire prévue par l'article 131-10 du code pénal. Mais le caractère infamant de cette mesure s'efface rapidement, sous le simple effet de la périodicité de la publication. Bientôt, la trace de cette mesure ne subsiste plus que dans les archives où elle peut être retrouvée mais essentiellement par ceux qui la cherchent, et donc la connaissent déjà. Dans le cas présent, la situation est toute différente, car le nom des coupables doit subsister deux longues années sur un site spécifiquement consacré à cette forme moderne de pilori. 

Une peine complémentaire


Observons d'emblée que cette publication pose d'abord le problème de son moment. La CNIL constate qu'elle est décidée par le juge du fond et immédiatement applicable. En d'autres termes, sera donc publié le nom d'une personne qui a fait appel ou s'est pourvue en cassation contre sa condamnation. Il est vrai que le décret prévoit que ces procédures en cours seront mentionnées sur le site, mais il n'en demeure pas moins que la personne est présentée comme coupable. 

Si l'on considère les délais de recours dans notre pays, on peut penser que la durée de deux ans sera achevée au moment où l'intéressé sera jugé en appel, et peut être relaxé. Autrement dit, la peine complémentaire sera pleinement exécutée au moment où cette relaxe interviendra. Dans ce cas précis, une éventuelle QPC pourrait inviter le juge constitutionnel à se prononcer sur le respect du principe du double degré de juridiction. En tout état de cause, on peut penser que, dans une telle hypothèse, des actions en responsabilité seront engagées, compte tenu de la gravité du préjudice causé à la réputation de la personne. 

Mais le problème posé par cette peine n'est pas seulement lié à sa procédure. Sur le fond, différents principes sont en cause, et la CNIL estime que l'arbitrage entre eux n'est pas satisfaisant. Elle affirme ainsi qu'un "juste équilibre entre le caractère public d'une décision de justice et sa libre accessibilité sur internet doit être recherché pour éviter une atteinte excessive aux droits des personnes, au nombre desquels figurent en particulier le respect de la vie privée et la préservation des chances de réinsertion". 



La publicité des décisions de justice


La Commission fait remarquer que le casier judiciaire automatisé, qui constitue "la mémoire des condamnations prononcées publiquement", est en France l'un des fichiers les mieux protégés. Il n'est accessible qu'aux personnes concernées par les condamnations, aux juridictions et, d'une manière générale, aux organismes bénéficiant d'un droit d'accès sur le fondement d'une disposition législative. Cette confidentialité s'explique par la volonté d'assurer la réinsertion d'une personne, en interdisant par exemple à un éventuel employeur de se renseigner sur son passé judiciaire.   

Le décret du 21 octobre 2015 conduit ainsi à une situation surprenante. Un condamné qui a commis un crime particulièrement affreux il y a trente ans, et qui a purgé sa peine, bénéficie de la confidentialité de sa condamnation. En revanche, une personne condamnée pour avoir employé illégalement des salariés, infraction certes grave mais pas aussi grave que si elle les avait assassinés, voit son nom affiché sur internet et accessible à tous. 

Hergé. Le Lotus Bleu. 1946.


Droit à l'oubli numérique v. Protection des données


Derrière cette question apparaît celle du droit à l'oubli numérique, droit nouveau qui emporte deux obligations. D'une part, il autorise toute personne justifiant de son identité à exiger la suppression des données personnelles la concernant figurant sur le net, y compris, bien entendu, les données judiciaires. D'autre part, il contraint les gestionnaires de sites à effacer les données personnelles à l'issue d'un certain délai, même sans demande expresse des intéressés. En termes simples, le droit à l'oubli consacre un droit à l'incognito sur le net et un droit d'effacer ses traces. 

Sur ce point, le décret du 21 octobre 2015 est la négation même du droit à l'oubli. Or, s'il est vrai que le projet de directive européenne consacrant le droit à l'oubli tarde à être adopté, la Cour de justice de l'Union européenne est intervenue pour combler le vide juridique. La CNIL cite ainsi l'arrêt de Grande Chambre du 9 novembre 2010 Volker und Markus Schecke GbR et Hartmut Eifert qui, sans porter directement sur des informations judiciaires, présente cependant un caractère connexe. Il s'agissait en effet, de la publication, sur un site spécifique, des noms des bénéficiaires de fonds européens agricoles, mesure que la CJUE considère comme disproportionnée, la protection des données personnelles devant prévaloir sur l'objectif de transparence de l'utilisation de ces fonds.

De la même manière, dans sa célèbre décision du 13 mai 2014 Google Spain SL, la CJUE impose à Google le respect du droit à l'oubli, c'est-à-dire en l'espèce le droit au déréférencement dans le moteur de recherche. En 1998, les biens du demandeur, lourdement endetté, avaient fait l'objet d'une vente sur saisie immobilière. Quatorze années plus tard, ces informations apparaissaient encore dans le moteur de recherche, alors même que la situation financière de l'intéressé était désormais parfaitement saine. La CJUE exige alors du moteur de recherche la mise en place d'une procédure de déréférencement, aujourd'hui largement utilisée.

La Cour de Justice donne, en quelque sorte, le mode d'emploi de sa jurisprudence. Elle affirme  qu'il convient d'apprécier la situation concrète de la personne qui demande la suppression des données et la Cour invite à fonder cette appréciation sur "la nature de l'information en question et de sa sensibilité pour la vie privée de la personne concernée ainsi que de l'intérêt du public à disposer de cette information, lequel peut varier, notamment en fonction du rôle joué par cette personne dans la vie publique". 

Un appel à QPC


C'est précisément ce que fait la CNIL dans son avis préalable au décret. Elle fait observer que la transparence des décisions de justice s'accompagne de leur anonymat, principe désormais acquis et mis en oeuvre dans l'ensemble de l'Union européenne. En l'absence de cet anonymat, le principe de transparence ne saurait prévaloir sur la protection des données personnelles. 

Reste à s'interroger sur le maintien d'une telle disposition dans le droit positif. La loi du 10 juillet 2014 a non seulement été adoptée sans que l'avis de la CNIL ait été sollicité, et n'a pas davantage été soumise au Conseil constitutionnel. Il ne fait guère de doute qu'un chef d'entreprise cloué au pilori numérique par l'effet de ses dispositions ne manquera pas de déposer une question prioritaire de constitutionnalité. A sa manière, par la publicité apportée à son avis, la CNIL l'y encourage.

Sur le droit à l'oubli numérique : Chapitre 8, section 1, § 4 du manuel de libertés publiques.


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