« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 13 août 2015

Le porc à la cantine

L'ordonnance rendue le 13 août 2015 par le juge des référés du tribunal administratif de Dijon  trouve son origine dans un recours de la Ligue de défense judiciaire des musulmans représentée par son fondateur, maître Karim Achoui, dont on rappellera qu'il a été radié du tableau de l'Ordre des avocats de Paris en 2011. Le recours portait sur la décision du maire de Châlons-sur-Saône de ne plus proposer, à compter de la rentrée 2015, de menus de substitution dans les cantines scolaires de la commune, lorsqu'un plat de porc y était servi.  

La Ligue de défense judiciaire des musulmans a fait un recours gracieux, c'est-à-dire adressé au maire lui-même, demandant le retrait de cette décision. N'ayant pas obtenu satisfaction, elle a ensuite saisi le juge des référés du tribunal administratif lui demandant de suspendre en urgence la décision du maire. Là encore, elle n'a pas obtenu satisfaction. 

L'absence d'urgence


L'importance de la décision du juge des référés ne doit certes par être surévaluée. Celui-ci ne fait que constater l'absence d'urgence. Aux termes de l'art. L 521-1 du code de la justice administrative, la suspension d'une décision en référé ne peut être prononcée que si deux conditions cumulatives sont réunies, d'une parte que "l'urgence le justifie", d'autre part que les requérantes invoquent un moyen "propre à créer (...) un doute sérieux" sur la légalité du texte.  
  
La condition d'urgence est remplie lorsque l'exécution de l'acte porte atteinte, "de manière suffisamment grave et immédiate, à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre", formule employée dans un jurisprudence abondante. Dans les circonstances de l'affaire, le juge ne peut que constater l'absence d'urgence. En effet, les parents d'élèves ont été prévenus en mars 2015 d'une mesure qui prendra effet à la rentrée, le premier repas contenant du porc étant prévu le 15 octobre. L'accès des enfants au service de restauration scolaire n'est donc pas "immédiatement" compromis. 

Dès lors que la condition d'urgence n'est pas remplie, le juge des référés n'a pas à se prononcer sur l'existence éventuelle d'un "doute sérieux" sur la légalité. Cette appréciation est donc renvoyée au juge du fond. On peut cependant déjà s'interroger sur les chances de succès au fond du recours de la Ligue de défense judiciaire des musulmans. 



Les Trois petits cochons. Walt Disney. 1933


 La neutralité à la cantine


Les collectivités locales ont la charge du service de restauration scolaire, qu'elles peuvent assurer elles-mêmes ou déléguer à une entreprise privée. C'est ce second choix qui a été fait par la commune de Châlons-sur-Saône. Qu'il soit géré directement ou non, le service public de restauration scolaire est intrinsèquement lié au service public de l'enseignement, et est donc soumis au même principe de neutralité, principe rappelé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 18 septembre 1986.

Du point de vue du service public, le principe de neutralité interdit qu'il soit assuré de manière différente en fonction des convictions politiques ou religieuses des personnes. Du point de vue des usagers, il signifie que les parents d'élèves ne peuvent invoquer leurs convictions religieuses pour demander un traitement particulier de leurs enfants. Dans un arrêt Mme Renault du 25 octobre 2002, le Conseil d'Etat rappelle ainsi qu'une commune n'est pas tenue de mettre en place des menus de substitution pour tenir compte des interdits alimentaires liés à certaines religions. Dans une circulaire du 16 août 2011, le ministre de l'intérieur affirme que les convictions religieuses des usagers ne peuvent remettre en cause le fonctionnement normal des services publics de restauration collective. 

Cette règle ne concerne pas seulement les interdits alimentaires liés à la religion. Le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 20 mars 2013 Association végétarienne de France c. ministre de l'agriculture, l'oppose à des parents d'élèves refusant la consommations par leurs enfants de protéines animales. Dans cette décision, le Conseil d'Etat ne manque pas de rappeler le caractère facultatif de la fréquentation des services de restauration scolaire. Autrement dit, en termes moins diplomatiques, les parents qui ne sont pas satisfaits des menus proposés à leurs enfants peuvent toujours mitonner à la maison des petits plats conformes à leurs convictions religieuses ou philosophiques, ou diététiques...

C'est exactement le raisonnement suivi par la Cour européenne des droits de l'homme. Dans un arrêt du 7 décembre 2010, Jacobski c. Pologne, elle sanctionne le refus des services pénitentiaires polonais de procurer à un détenu bouddhiste un menu végétarien conforme à ses convictions religieuses. Aux yeux de la Cour, il y a violation de l'article 9 de la Convention qui garantit la liberté religieuse. Mais la Cour mentionne expressément que cette violation n'est constituée que dans la mesure où le malheureux détenu n'a pas la possibilité de sortir pour aller manger ailleurs. Tel n'est pas le cas des enfants des écoles qui peuvent manger chez eux.

Les chances de succès  du recours au fond sont donc bien minces, d'autant qu'il n'est pas davantage possible d'invoquer le principe de non-discrimination. En effet l'accès à la cantine n'est pas refusé aux enfants.

Si la jurisprudence est parfaitement claire, il n'en demeure pas moins que les élus locaux sont confrontés à un droit "mou", issu de circulaires, et qu'ils ne peuvent s'appuyer sur un texte législatif spécifique. C'est sans doute la raison pour laquelle les pratiques sont aujourd'hui relativement divergentes. Certaines communes proposent des menus de substitution, d'autres pas. Le choix dépend certes des convictions du Conseil municipal, mais aussi de son aptitude à résister aux pressions, de ses moyens et du mode de gestion du service de restauration scolaire. Le principe d'égalité serait sans doute mieux respecté si la règle était clairement affirmée dans la loi. Car si la religion doit demeurer à la porte de l'école, elle ne doit pas davantage se manifester à la cantine, sauf le jour où l'on sert une religieuse au chocolat en dessert.



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