« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 18 juin 2014

La jurisprudence "Crédit Foncier de France" au secours des étrangers en situation irrégulière

La Cour administrative d'appel (CAA) de Paris a rendu le 4 juin 2014 une décision dont les conséquences pratiques seront certainement importantes. Elle donne une sorte de mode d'emploi de la circulaire Valls du 28 novembre 2012 relative aux conditions d'examen des demandes d'admission au séjour déposées par des ressortissants étrangers en situation irrégulière. Aux préfets, la CAA indique dans quelles conditions ils doivent exercer leur pouvoir discrétionnaire en matière de régularisation. Aux étrangers, elle donne des éléments leur permettant d'invoquer cette circulaire à l'appui d'une demande.

La préfecture de police fait appel d'un jugement du tribunal administratif de Paris de décembre 2013 annulant l'arrêté préfectoral refusant à M. B. un titre de séjour et prononçant à son égard une obligation de quitter le territoire. De nationalité colombienne, M. B. avait demandé sa régularisation en invoquant la circulaire du 28 novembre 2012 qui permet la délivrance d'un titre de séjour portant la mention "vie privée et familiale" aux parents dont au moins un des enfants est scolarisé en France (art. 2.1.1.). En l'espèce, M. B. est marié depuis 2002 à une compatriote et ils résident en France depuis 2007. Leur fils, né en 2003, y est scolarisé depuis 2009.

Régularisation : un pouvoir discrétionnaire


La circulaire Valls, comme toute circulaire, n'ajoute rien au droit en vigueur. Elle se borne à "rappeler" et à "préciser les critères permettant d'apprécier une demande d'admission au séjour", lorsque le demandeur est parent d'un enfant scolarisé, ou lorsqu'il a un emploi stable ou temporaire.  Dans sa rédaction, le texte mentionne que, lorsqu'un ou plusieurs de leurs enfants sont scolarisés en France, la circonstance que les deux parents soient en situation irrégulière "peut ne pas faire obstacle" à leur admission au séjour. La formule peut sembler byzantine, mais elle renvoie précisément à l'idée que le préfet conserve la faculté de choisir entre deux solutions : refuser ou accepter le titre de séjour. La CAA de Paris le précise clairement : "Le préfet peut exercer le pouvoir discrétionnaire (...) de régulariser la situation d'un étranger (...), compte tenu d'éléments de sa situation personnelle dont il justifierait."

Le problème est que l'administration doit traiter d'un grand nombre de cas individuels et que les demandes doivent recevoir une réponse conforme au principe d'égalité devant la loi. Il est donc indispensable de fixer des critères de nature à guider les préfets dans l'exercice de leur pouvoir discrétionnaire.

La circulaire énonce plusieurs critères dont l'articulation est laissée au libre choix du préfet. La régularisation peut intervenir si l'intéressé est installé durablement en France, en principe depuis plus de cinq ans, si son enfant y est scolarisé depuis au moins trois ans, et enfin s'il participe à son entretien et son éducation, cette dernière condition étant présumée remplie en cas de vie commune. A partir de tous ces éléments, les préfets prennent une décision, et il ne leur est d'ailleurs pas interdit de déroger à certains critères, voire d'en adopter d'autres, s'il s'agit de tenir compte d'une situation particulière. On a vu ainsi, tout récemment, un jeune homme obtenir sa régularisation parce qu'il s'était montré particulièrement courageux en participant aux secours lors de l'incendie d'un immeuble d'Aubervilliers.

Ellis Island. Circa 1902


Directive et "lignes directrices"


Dans sa décision du 4 juin 2014, la CAA de Paris observe que la circulaire Valls définit des "orientations générales" applicables à la délivrance d'une carte de séjour temporaire, et qu'elle constitue à ce titre "des lignes directrices" dont les intéressés peuvent se prévaloir. Ces "lignes directrices" sont une terminologie nouvelle que le Conseil d'Etat a adopté pour la première fois en 2013. Encore figurait-il alors dans un rapport consacré au droit souple, c'est à dire d'un texte lié aux activités non contentieuses du Conseil. Il désignait ainsi que sa formation contentieuse appelait auparavant "directive", depuis un célèbre arrêt Crédit foncier de France de 1970. Cette qualification de directive, qui n'a évidemment rien à voir avec les textes européens, qualifiait une catégorie spéciale de circulaires, celles dont l'objet était précisément de donner aux agents des critères pour l'utilisation de leur pouvoir discrétionnaire.

La possibilité de se prévaloir des "lignes directrices"


Sur ce point, la décision du 4 juin 2014 se présente comme la mise en oeuvre de la jurisprudence Crédit foncier de France adoptée il y a plus de quarante ans. La seule innovation réside dans l'emploi de cette terminologie nouvelle, les "lignes directrices", formule plutôt heureuse puisqu'elle met fin à la confusion entre la directive "Crédit Foncier de France" et la directive européenne.

Cette qualification de "directive" ou plutôt de "lignes directrices" n'est pas seulement une étiquette que le juge attribue à une catégorie particulière de circulaires. Elle entraine un régime juridique, dont l'originalité essentielle est de donner aux intéressés le droit de se prévaloir du texte. C'est exactement ce qu'a fait M.B.

La CAA Paris ne sanctionne pas le refus de régularisation de M.B. pour des motifs de fond mais parce qu'il n'est pas établi que le préfet ait procédé à un examen individuel. Ce dernier fait état de son examen de la demande au regard des dispositions législatives en vigueur et de la situation personnelle et familiale de l'intéressé. Les lignes directrices figurant dans la circulaire ne sont pas mentionnées. Pour la CAA, l'administration doit donc étudier le cas du demandeur à la lumière de chacun des critères développés par la circulaire Valls et elle doit pouvoir démontrer au juge que chacun de ces critères a été effectivement étudié.

Il s'agit donc bien de donner le "mode d'emploi" de la circulaire, en s'assurant, pour chaque cas particulier, qu'elle a effectivement été mise en oeuvre. L'administration préfectorale est ainsi contrainte d'expliciter les motifs de son refus. Quant au demandeur, il sait désormais que le fait de se prévaloir de la circulaire Valls impose au moins à l'administration de justifier clairement sa décision, même si son pouvoir discrétionnaire demeure en principe intact. Derrière ce double intérêt se cache un troisième, celui du juge. Car le fait d'imposer au préfet de justifier sa position à l'égard de chacun des critères posés par la circulaire permet à la juridiction administrative d'exercer son contrôle sur les refus de régularisation. Les intérêts du juge administratif coïncident parfois avec ceux des étrangers en situation irrégulière.


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