« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 26 février 2014

La "clause de conscience" des maires devant la Cour européenne, une voie sans issue

Quatorze maires hostiles à la loi relative au mariage pour tous ont annoncé, le 21 février 2014, leur intention de saisir la Cour européenne des droits de l'homme. Ils contestent la décision QPC  du Conseil constitutionnel du 18 octobre 2013, rejetant l'existence d'une "clause de conscience" susceptible d'être invoquée pour refuser le mariage d'un couple homosexuel. Leur moyen essentiel repose sur l'absence d'impartialité du Conseil constitutionnel, et par là-même l'atteinte aux règles du procès équitable garanties par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Le moyen peut faire sourire car la critique vient de ceux-là même qui, il y a quelques mois, ne voyaient aucun inconvénient à ce que Nicolas Sarkozy siège au Conseil constitutionnel pour y délibérer sur des lois qu'il avaient soutenues comme Président de la République. Ils considéraient que l'impartialité de l'institution n'était pas davantage menacée par la multiplication de ses interventions politiques. On doit en déduire que leur définition du principe d'impartialité est à géométrie variable. 

La démarche relève d'une certaine forme de gesticulation juridique, et il est probable que les maires requérants n'ont pas réellement l'espoir de gagner devant le juge européen. Par son excès même, leur recours présente cependant l'intérêt de montrer la réalité de ce "dialogue des juges" qu'une partie de la doctrine juridique voit s'incarner dans la QPC. En réalité, ce dialogue n'existe guère, et surtout pas entre le Conseil constitutionnel et la Cour européenne. Les chances de voir ce recours prospérer sont donc pratiquement nulles, dès lors que sa recevabilité est très improbable.

Le mythe du "dialogue des juges"


Pour la Cour européenne, le fait qu'une procédure se déroule devant une juridiction constitutionnelle ne suffit pas à la soustraire au champ d'application de l'article 6 § 1 (CEDH, 1er juillet 1997, Pammel c. Allemagne). Elle en a jugé ainsi à propos du Conseil constitutionnel français dans une décision Pierre-Bloch du 21 octobre 1997, mais seulement dans le cas particulier du contentieux électoral. Depuis l'entrée en vigueur de la QPC en 2010, il n'est donc pas exclu que la Cour européenne soit saisie d'un recours moyen mettant en cause l'impartialité du Conseil constitutionnel.

Dans cette hypothèse, une décision rendue par une juridiction suprême, Cour de cassation ou Conseil d'Etat, pourrait être déclarée non conforme à l'article 6 § 1 de la Convention, parce qu'elle repose sur la réponse apportée à une QPC par le Conseil, dans des conditions elles mêmes non conformes au principe d'impartialité. Nul n'ignore l'existence de cette épée de Damoclès  dont la menace pèse sur le contentieux de la QPC. Mais les parlementaires de l'UMP, proches des élus requérants, refusent toute révision constitutionnelle de nature à améliorer l'impartialité de cette institution. Ne faudrait-il pas, en effet, se poser la question de la présence des membres de droit ?

Reste que les conséquences d'une telle sanction demeurent limitées. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme ne s'impose en droit français que parce que l'article 46 de la Convention énonce que "les Hautes Parties contractantes s'engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquelles elles sont parties". De son côté, l'article 55 de la Constitution rappelle que "les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois".

De ces deux dispositions, on doit déduire que la Convention s'applique en droit français sur le fondement de l'article 55 de la Constitution, qui constitue, en quelque sorte, le vecteur de l'intégration des traités dans le droit interne. Une décision de la Cour européenne a une valeur conventionnelle et s'impose aux juridictions suprêmes que sont la Cour de cassation et le Conseil d'Etat. De son côté, le Conseil constitutionnel n'apprécie jamais la conformité d'une loi à un traité, fût-ce la Convention européenne des droits de l'homme, et ce principe inauguré dans la jurisprudence IVG de 1975 n'a pas été remis en cause en matière de QPC (décision QPC du 22 juillet 2010).

Entre le Conseil constitutionnel et la Cour européenne, le "dialogue des juges", pourtant si célébré dans la doctrine, n'existe tout simplement pas, même si les influences doctrinales ne sont évidemment pas absentes. La Cour contrôle la loi française par rapport à la Convention européenne, le Conseil par rapport à la Constitution. La saisine de la Cour européenne pour contester une décision du Conseil constitutionnel est donc une voie sans issue. 

L'épuisement des recours internes


Un certain nombre d'élus locaux, dont rien ne nous dit que ce sont les mêmes que ceux qui déclarent aujourd'hui vouloir saisir la Cour, avait déposé au Conseil d'Etat un recours pour excès de pouvoir contestant la légalité de la circulaire du 13 juin 2013 relative aux "conséquences du refus illégal de célébrer un mariage de la part d'un officier d'état civil". C'est à l'occasion de ce recours que la QPC a été déposée, donnant lieu à la décision du 18 octobre 2013. En principe, le Conseil d'Etat devrait donc mettre fin au contentieux par une décision définitive, qui n'est pas encore intervenue. Mais les élus locaux ne veulent pas attendre, et préfèrent saisir directement la Cour européenne de la décision de rejet de la QPC.

L'impatience est cependant un vilain défaut, du moins dans le contentieux européen. Il est très probable que la Cour considère que les élus n'ont pas épuisé les voies de recours internes, puisqu'ils n'ont pas attendu la décision du Conseil d'Etat, seule "juridiction suprême" dont la décision est susceptible de clore le contentieux au plan interne.

La vie est un long fleuve tranquille. Etienne Chatiliez. 1988
Patrick Bouchitey. Hélène Vincent

Qui sont les requérants ?


Les quatorze maires qui déclarent vouloir saisir la Cour européenne étaient-ils les requérants de la QPC contestée ? Certainement pas, puisque l'on sait que ces derniers étaient sept, désignés par leurs initiales dans la décision du Conseil. Il est vrai qu'un certain nombre d'élus avaient fait une "demande d'intervention" dans la procédure, mais le juge constitutionnel a estimé que "le seul fait qu'ils sont appelés en leur qualité à appliquer les dispositions contestées ne justifie pas que chacun d'eux soit admis à intervenir". Leur demande d'intervention a donc été refusée et ils ne sont donc pas "partie" à la QPC. De cette situation, on doit déduire que la moitié au moins des requérants devant la Cour européenne n'étaient même pas partie à la QPC. Leur recours devant la Cour ne saurait donc être considéré comme recevable. Comment pourraient-ils avoir épuisé des recours internes auxquels ils n'étaient pas partie ?

Ajoutons que les maires, qu'ils aient ou non été parties à la QPC, peuvent difficilement se prévaloir la qualité de victime devant la Cour européenne, qualité qui constitue une condition de recevabilité de leur recours. Selon une jurisprudence constante de la Cour, (CEDH, 25 juin 1996, Amuur c. France), l'acte ou l'omission de l'Etat défendeur doit affecter de manière directe le requérant. En l'espèce, les élus ne sont pas directement affectés par la loi qui leur refuse la clause de conscience en matière de mariage pour tous. Aucun d'entre eux n'est actuellement poursuivi pour avoir refusé la célébration d'une union, et la loi ne les contraint pas à un changement de comportement immédiat (CEDH, 26 octobre 1988, Norris c. Irlande).

Certes, la Cour européenne admet quelquefois la qualité de victime "potentielle", lorsque le requérant ne peut pas se plaindre d'une atteinte directe à ses droits, mais appartient à une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation (CEDH, 29 avril 2008, Burden c. Royaume-Uni). En l'espèce, il risque d'être difficile d'invoquer une telle situation, puisqu'un élu qui ne veut pas marier un couple homosexuel peut toujours demander à un adjoint de célébrer une telle union.

Aucune chance au fond


Les obstacles de procédure apparaissent donc immenses, et il semble que les maires requérants aient bien peu de chances de les franchir. Pour les consoler quelque peu, on peut toujours leur apprendre qu'ils n'ont pratiquement aucune chance de succès sur le fond.

Dans une affaire récente du 15 janvier 2013, Lilian Ladele et Gary Mac Farlane c. Royaume Uni, la Cour était précisément saisie d'un recours contre les autorités britanniques qui avaient engagé des poursuites disciplinaires à l'encontre d'un agent ayant refusé d'enregistrer des unions civiles. Cet agent appuyait son refus sur des motifs religieux et se plaignait de l'absence d'une clause de conscience en droit britannique. La Cour rejette ces arguments et rappelle qu'elle "laisse en principe aux autorités nationales une marge d'appréciation étendue lorsqu'il s'agit de ménager un équilibre entre des droits concurrents tirés de la Convention". La loi interne peut donc porter une atteinte, au demeurant très minime, aux convictions religieuses d'une personne, dans le but de garantir l'égalité des droits.

On le constate, le recours n'a pratiquement aucune chance de prospérer. L'irrecevabilité est évidente, et les moyens de fond font cruellement défaut.

Reste évidemment un dernier cas d'irrecevabilité, sur lequel la Cour pourrait s'appuyer. C'est celui qui figure dans l'article 35 § 3 a) : "La Cour déclare irrecevable toute requête individuelle (...) lorsqu'elle estime qu'elle est abusive". Dans un arrêt Bock c. Allemagne du 19 janvier 2010,  la Cour déclare ainsi irrecevable une requête "sans enjeu réel", le plaignant contestant la durée excessive d'une procédure civile diligentée pour se faire rembourser une dette de 7,90 €. En l'espèce, les requérants vont devant la Cour pour demander une clause de conscience qui ne sert à rien, puisqu'ils ne sont pas personnellement tenus de célébrer une union homosexuelle. De fait, la requête est motivée par un désir de propagande politique, davantage que par une volonté de protéger une liberté menacée. La Cour pourrait donc sanctionner un tel comportement, et déclarer le recours abusif. D'abord inutile, la requête des élus deviendrait alors ridicule.

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