« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 2 juillet 2013

Garde à vue et rétention en mer

Le 27 juin 2013, la Cour européenne a rendu un arrêt Vassis et autres c. France qui précise l'articulation entre la rétention en mer de personnes arrêtées après l'arraisonnement de leur navire et la garde à vue à laquelle elles peuvent être soumises. En l'espèce, la durée de la garde à vue est jugée excessive, alors même qu'elle ne dépasse pas la durée légale. La Cour prend en effet en considération la longueur d'une traversée maritime, durant laquelle les autorités ont eu le temps de nourrir leur dossier pénal.

Les requérants sont des ressortissants grecs, sierra léonais et guinéens, repérés en janvier 2008 lors de leur passage à Roissy vers l'Afrique de l'Ouest par l'Office central de répression du trafic illicite de stupéfiants (OCRTIS), service rattaché à la direction centrale de la police judiciaire du ministère de l'intérieur. Informé qu'ils avaient loué un navire immatriculé au Panama, le Junior,  pour se livrer à un trafic de stupéfiants, l'OCRTIS demande le concours de la Marine nationale pour procéder à l'interception du navire et à l'arrestation de son équipage. Le porte-hélicoptères Tonnerre remplit cette double mission le 7 février 2008 et réussit à récupérer plus de trois tonnes de cocaïne que l'équipage avait jeté par dessus le bord, au moment de l'arraisonnement. 

Après l'opération, l'équipage du Junior est placé sous le contrôle de douze fusiliers-marins, et le navire dérouté vers Brest sous escorte de bâtiments de la marine nationale. Arrivés le 25 février à 9 h 45, les membres de l'équipage ont été placés en garde à vue à 10 h 50, avec prolongation le lendemain par le procureur de la République, puis le surlendemain par le juge des libertés et de la détention (JLD). Le 29 février enfin, le procureur se dessaisit du dossier au profit de la juridiction interrégionale spécialisée du TGI de Rennes, et la garde à vue s'achève par des mises en examen. En février 2012, les trois principaux accusés sont condamnés par la Cour d'assises spéciale de Rennes à des peines allant de dix à seize ans de réclusion criminelle, les autres membres de l'équipage étant acquittés. 

 Le trésor de Rackham Le Rouge. 1944
Le recours

Le recours devant la Cour européenne ne repose pas sur les peines prononcées mais sur la garde à vue. Les requérants font observer qu'ils n'ont été déférés à un juge d'instruction que plus de vingt jours après leur arrestation, soit dix huit de traversée vers Brest auxquels s'ajoutent un peu plus de deux jours de garde à vue. A leurs yeux, cette durée est excessive et conforme à l'article 5 § 3 de la Convention européenne qui prévoit qu'une personne arrêtée doit être "aussitôt" traduite devant un juge.

Observons d'emblée que, depuis la loi Perben II du 9 mars 2004, la garde à vue peut durer jusqu'à 96 heures en matière de trafic de stupéfiants. Le fait que la garde à vue des requérants ait été prolongée à deux reprises n'est donc pas illicite. De même, le fait que les requérants ait été déférés à une Juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) est sans influence sur la question posée. Les JIRS ne sont pas un ordre de juridiction spécifique, mais des juridictions "ordinaires" auxquelles des moyens un peu plus importants sont attribués pour juger des affaires complexes de la criminalité organisée, particulièrement celles nécessitant une coopération internationale. Tel est le cas de l'arrestation des membres de l'équipage du Junion, puisqu'il y a eu coopération avec les Etats Unis qui avaient repéré les suspects mais aussi avec le Panama, l'Etat du pavillon, qui a autorisé l'arraisonnement du navire et le transfert de compétence au profit des autorités françaises.

Une traversée aussi brève que possible

Dans sa décision, la Cour européenne se montre à la fois modérée et ferme. Modérée tout d'abord, parce qu'elle tient compte des "circonstances tout à fait exceptionnelles". Les requérants ayant été arrêtés à 4000 kms de la France, il était indispensable de les ramener sur le territoire pour les juger. Sur ce point, la Cour observe que rien n'indique que le voyage ait pris plus de temps que nécessaire, compte tenu du choix d'un acheminement par la voie maritime, et du fait que le Junior est un navire ancien, conçu à l'origine pour faire du cabotage sur les côtes norvégiennes.

Sur ce point, la Cour applique les jurisprudences Rigopoulos c. Espagne et Medvedyev et autres c. France, dans lesquelles elle a estimé que des délais d'acheminement respectivement de seize et treize jours ne sont pas incompatibles avec l'obligation de célérité mentionnée à l'article 5 § 3 de la Convention.  Celui-ci impose seulement à l'Etat de faire en sorte que l'intéressé soit déféré devant le juge dans un délai aussi bref que possible. Une telle solution laisse ainsi une grande latitude aux Etats pour ramener les intéressés par la voie maritime, avec leur navire. La Cour s'interdit ainsi d'apprécier le moyen de transport employé, entre la voie maritime ou aérienne, voire le choix de remettre les personnes aux autorités d'un Etat plus proche du site de l'arraisonnement.
 

La comparution devant un juge

La fermeté de la Cour apparaît cependant dans l'appréciation de la garde à vue. Elle sanctionne le fait que les requérants n'ont finalement comparu devant un juge que quarante huit heures après leur mise en garde à vue. Elle motive cette fermeté par l'absence de coïncidence temporelle entre le début de la garde à vue et la privation de liberté, cette dernière étant intervenue dix huit jours plus tôt. Dans ce cas particulier, les autorités judiciaires ont eu le temps de préparer le dossier et d'organiser la comparution rapide devant un juge d'instruction, en vue d'une mise en examen. La période de plus de quarante huit de garde à vue était donc inutile, d'autant que toutes les preuves de l'infraction étaient déjà réunies et la Cour donne le détail de tous les éléments découverts lors de l'arraisonnement et de la fouille du navire.

En se plaçant sur le fondement de la durée excessive de la garde à vue, la Cour évite soigneusement le débat sur le rôle du procureur. La question a déjà été tranchée par le célèbre arrêt Moulin du 23 novembre 2010, qui estime que le parquet n'est pas une autorité judiciaire, au sens de la Convention. Cette jurisprudence ne fait cependant pas obstacle à ce que le procureur décide la mise en garde à vue d'une personne, à la condition que celle-ci comparaisse ensuite très rapidement devant un juge du siège. Dans l'affaire Rigopoulos, toute la procédure était, dès l'origine, placée sous le contrôle d'un magistrat du siège, et dans l'affaire Medvedyev la présentation au juge d'instruction a suivi de seulement quelques heures la mise en garde à vue. Ce n'est évidemment pas le cas dans l'affaire Vassis, puisque plus de deux jours s'écoulent entre l'arrivée à Brest et la mise en examen par le juge d'instruction rennais.

La Cour européenne se montre ainsi particulièrement attentive au déroulement de la garde à vue, dans le cas précis de personnes ramenées sur le territoire français après leur arrestation, à l'issue d'un voyage relativement long. Dans ce cas, affirme t elle, les preuves ont été réunies lors de l'arrestation, et il n'y a pas de raison majeure à la prolongation de la garde à vue. Les autorités françaises devront donc, dans l'avenir, veiller à accélérer cette procédure.

En revanche, et c'est sans doute l'essentiel de la décision, en matière de lutte contre la grande criminalité et le trafic de stupéfiants, la coopération internationale ne doit pas être entravée par une jurisprudence trop rigoureuse qui empêcherait de procéder à l'arraisonnement de navires soupçonnés de participer à ce type d'activité. Ce qui est vrai pour le trafic de stupéfiants l'est tout autant pour la piraterie. Sur ce point, la jurisprudence Vassis est une bonne nouvelle pour les militaires français qui participent à l'opération Atalante de lutte contre la piraterie.

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