« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 18 mai 2013

Le Conseil constitutionnel et les amoureux des bans publics

Le 17 mai 2013, notre pays a célébré d'une manière toute particulière la Journée mondiale de lutte contre l'homophobie. Dans une décision largement motivée, le Conseil constitutionnel vient en effet de valider la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe. Le Président de la République va donc promulguer la loi dès le 18 mai, pour clore le débat et, en même temps, vider de son objet la manifestation prévue le 26 mai. Après la promulgation, la publication des textes  d'application sera très rapide, puisque le Garde des sceaux affirme qu'ils sont déjà prêts. Les couples de même sexe vont donc pouvoir publier les bans et célébrer leur union.

L'intérêt juridique de la décision est, en quelque sorte, inversement proportionnel à son retentissement médiatique. La doctrine juridique ne doutait guère du résultat, et le texte des saisines rédigées par les parlementaires tant du Sénat que de l'Assemblée nationale n'offrait aucun argument étayé. Elles invoquaient pêle-mêle le refus de recourir au referendum alors que cette décision n'a rien à voir avec le vote de la loi, la non conformité à des conventions internationales alors que le Conseil n'est pas juge de la conformité de la loi au traité,  voire les propos du Président de la République sur la liberté de conscience alors que les discours politiques ne font pas vraiment partie du bloc de constitutionnalité. En bref, les saisines parlementaires relevaient du discours idéologique et certainement pas de l'argumentaire juridique. Leur fonction était sans doute de mobiliser les militants et non pas d'obtenir une annulation que chacun savait pratiquement impossible.

Absence de principe fondamental reconnu par les lois de la République

Le moyen le plus invoqué, depuis déjà plusieurs mois, était que l'altérité dans le mariage devait être considérée comme un "principe fondamental reconnu par les lois de la république" (PFLR). Depuis la célèbre décision du 16 juillet 1971 sur la liberté d'association, le Conseil utilise cette notion pour élever au niveau constitutionnel des principes qui doivent répondre à deux conditions.

Ils doivent d'abord être "fondamentaux", ce qui signifie que la norme en cause doit toucher aux libertés fondamentales, à la souveraineté nationale, ou encore à l'organisation des pouvoirs publics. En l'espèce, les auteurs de la saisine considèrent le caractère hétérosexuel du mariage comme une "liberté fondamentale", à laquelle la loi déférée porterait atteinte. Le Conseil réfute cette analyse. A ses yeux, l'ouverture du mariage aux couples homosexuels ne restreint, en aucun cas, le droit de se marier dont disposent les hétérosexuels, et ne relève pas du domaine des libertés fondamentales. Sur ce point, le Conseil est dans la droite ligne de sa jurisprudence, qui utilise la notion de PFLR pour étendre les libertés, mais jamais pour les restreindre.

L'origine de ces principes doit ensuite se trouver dans les lois de la "République" antérieures à 1946. Ce n'est pas un vain mot, car le Conseil visait, en 1971, l'oeuvre législative de la IIIè République, particulièrement remarquable en matière de libertés publiques. A cette époque, la loi était la norme suprême, en l'absence de constitution au sens formel du terme. Il n'est donc pas illogique, après 1958, d'intégrer ces principes dans le bloc de constitutionnalité. Le problème est que l'altérité sexuelle dans le mariage trouve son origine dans le code civil, promulgué en mars 1804, sous le Consulat. Il est vrai que la Constitution de l'an VIII proclame, dans son article 1er que "la République est une et indivisible" et que le Sénatus Consulte du 28 Floréal an XII dispose que "le gouvernement de la République est confié à un Empereur". Mais force est de constater que le Conseil constitutionnel n'a jamais consacré de PFLR trouvant son origine dans un texte du Consulat ou de l'Empire. 

Aucune des conditions du PFLR n'est donc remplie, et la différence des sexes dans le mariage est tout simplement un principe de droit civil, qui peut évoluer selon les époques. Contrairement à ce qu'affirmaient certains, le code civil n'est pas un texte immuable gravé dans le marbre et a considérablement évolué depuis 1804. C'est ainsi, par exemple, que la puissance paternelle ou le statut discriminatoire des enfants naturels ont disparu, sans que personne ne conteste la constitutionnalité d'une telle évolution.



Georges Brassens. Les amoureux des bancs publics


La compétence législative

Le second moyen résidait, de manière un peu plus surprenante, dans l'incompétence du législateur. Il est, en réalité divisé en deux branches. 

Dans un premier temps, les auteurs de la saisine invoquent la compétence du peuple, ce qui n'est pas nouveau. On se souvient que les opposants au mariage pour tous réclamaient à cor et surtout à cris l'organisation d'un référendum. D'une certaine manière, ils reprenaient à leur compte la distinction maurrassienne entre le pays légal et le pays réel. Le pays légal, ce sont les institutions républicaines, et notamment le parlement, considérées comme peu représentatives. Le pays réel, c'est l'enracinement dans le peuple à travers des structures traditionnelles comme la famille ou la paroisse, et son expression directe par référendum. La démocratie ne saurait être que directe, et le régime représentatif n'a pas de légitimité.

Devant le juge constitutionnel, cette idée s'est traduite par la contestation du rejet, par le parlement, des motions déposées par les parlementaires UMP tant à l'Assemblée qu'au Sénat, demandant que le texte soit soumis à referendum. Le Conseil constitutionnel ne répond même pas à ce moyen, jugé sans doute trop fantaisiste.

Dans un second temps, la saisine invoque l'incompétence du législateur au profit d'une compétence constitutionnelle. Le raisonnement manque un peu de clarté. Hauriou est mis à contribution avec sa "constitution sociale de la France" qui fixe le statut du citoyen et qui vient s'ajouter à la "constitution politique" qui définit l'organisation de l'Etat. Mais on voit aussi développer un argument fondé sur le droit naturel, auquel serait rattachée l'altérité des sexes dans le mariage. Ce rattachement au droit naturel suffirait donc à justifier la valeur constitutionnelle de cette norme.

Le commentaire officiel du Conseil constitutionnel affirme que cette irruption du jus-naturalisme dans le débat est "inédite". Dans sa décision, le juge se borne à rappeler les termes de l'article 34 de la Constitution qui réserve au législateur la compétence pour fixer les règles concernant "l'état des personnes". Selon une formule désormais habituelle, le Conseil rappelle "que l'article 61 de la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement mais lui donne seulement compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois déférées à son examen". Le rappel à l'ordre est net, et le Conseil constitutionnel demeure dans une démarche positiviste, qui récuse tout argumentaire idéologique fondé sur un hypothétique droit naturel. 

La décision ne saurait surprendre, puisque le Conseil reprend exactement les termes employés dans sa décision rendue sur QPC le 28 janvier 2011. Interrogé sur la conformité de l'interdiction du mariage entre personnes de même sexe à la constitution, il avait déjà affirmé que cette question relevait du législateur, et de lui seul. 

La filiation adoptive

Enfin, les auteurs de la saisine contestaient l'ouverture de l'adoption plénière aux couples homosexuels, ainsi qu'au sein de tels couples. Comme on pouvait s'y attendre, le Conseil refuse de consacrer un PFLR relatif au « caractère bilinéaire de la filiation fondé sur l'altérité sexuelle ». Là encore, il réaffirme la compétence législative, faisant observer au passage que le législateur a largement modifié les règles de la filiation depuis le Code civil, particulièrement lorsque la loi du 3 janvier 1972 a autorisé la recherche en paternité des enfants adultérins.

Sur ce point cependant, le Conseil constitutionnel a fait oeuvre constructive. D'une part, il rappelle fermement que la loi qui lui a été déférée n'a pas pour effet de reconnaître aux couples de même sexe un "droit à l'enfant". Il convenait sans doute de rappeler cette évidence, même si on sait que ce "droit à l'enfant" n'existe pas davantage au profit des couples hétérosexuels. Par cette précision, le Conseil n'interdit pas au législateur de se pencher, dans un avenir proche ou lointain, sur les question de procréation médicalement assistée, voire de gestation pour autrui. Il impose seulement que le débat sur "le droit à l'enfant" concerne l'ensemble des couples, quelle que soit leur orientation sexuelle.

D'autre part, le Conseil énonce une véritable réserve d'interprétation, à propos de l'alinea 10 du Préambule de 1946 qui énonce que "la Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement". Pour le juge, cette disposition doit s'entendre comme imposant le respect de l'intérêt de l'enfant pour toute procédure d'adoption. Certes, cette disposition figure déjà dans le droit positif, car la Convention sur les droits de l'enfant de 1989 précise déjà que toute décision le concernant doit être prise en fonction de son "intérêt supérieur". Cette précision devient désormais une exigence constitutionnelle, ce qui signifie que le Conseil n'hésitera pas à contrôler à l'aune de ce principe les textes législatifs organisant la procédure d'agrément des couples candidats à l'adoption.

Cette réserve d'interprétation ne constitue, en aucun cas, une sanction. Le texte est donc entièrement validé par le Conseil constitutionnel, ce qui témoigne évidemment de la qualité du travail parlementaire. Il va maintenant entrer en vigueur et les premiers mariages seront sans doute fortement médiatisés. Puis ils se banaliseront, et les amoureux des bans publics iront tranquillement se marier "en se foutant pas mal du regard oblique des passants honnêtes"... jusqu'à ce que ce regard oblique lui-même disparaisse.


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