« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 17 janvier 2013

Liberté de manifestation : qui paie les dégâts ?

Le collectif  "La manif pour tous" fait savoir aujourd'hui qu'il refuse de payer la remise en état de la pelouse du Champs de Mars durement éprouvée par le passage de milliers (selon la police) ou de millions (selon les organisateurs) de pieds. La mairie de Paris évalue les dégâts à 100 000 € et entend bien trouver un patrimoine responsable. Les organisateurs, de leur côté, considèrent que les cortèges étaient dûment autorisés par la préfecture de police et qu'il appartient donc à l'Etat ou à la mairie de Paris d'assumer cette charge financière. 

A dire vrai, le communiqué de ce collectif, dont on ne connaît guère que la porte-parole, Frigide Barjot, présente surtout l'intérêt d'affirmer clairement sa responsabilité dans l'organisation de la manifestation. Sur ce point, la mairie de Paris a donc déjà obtenu un résultat non négligeable, car il est parfois difficile d'identifier les responsables juridiques d'un rassemblement. Certains sont des groupements de circonstance dépourvus de personnalité morale, et qui disparaissent après la manifestation. D'autres sont constitués de différents groupements, parfois fort nombreux, qui refusent d'assumer une responsabilité collective. Par son communiqué, Frigide Barjot et le Collectif assument la responsabilité juridique de l'attroupement sur le Champs de Mars. Il reste à définir s'ils sont aussi financièrement responsables des dommages causés à ce maudit gazon. 

La responsabilité du fait des attroupements ? 

Peut on envisager la mise en oeuvre du régime législatif de responsabilité du fait des attroupements ? Certains auteurs le font remonter à un Edit de Clotaire II qui, en 595, pose le principe d'une responsabilité collective des habitants en cas de vols et rapines commis par des inconnus sur le territoire de la paroisse. Cette responsabilité collective reparaît pendant la Révolution, pour réprimer l'agitation royaliste : "Si la majorité des habitants de la commune prend part à l'émeute, il est juste qu'ils payent ; si c'est la minorité, il encore juste que tous payent parce que la majorité est punie de n'avoir pas arrêté l'émeute" (archives parlementaires, séance du 23 février 1790). 

Peu à peu cependant, on s'aperçoit que les habitants ne sont pas toujours solvables et qu'ils ne peuvent assumer une charge financière trop lourde, même collectivement. La loi municipale du 8 avril 1884 puis celle du 16 avril 1914 vont donc transférer la responsabilité collective des habitants sur celle de la commune, et enfin sur l'Etat avec une loi du 7 janvier 1983. La compétence contentieuse est alors  transférée du juge judiciaire au juge administratif par la loi du 29 janvier 1986. 



Charles Trenet. Le jardin extraordinaire

L'Etat est-il donc civilement responsable des dommages causés à la pelouse du Champs de Mars ? Pas sur le fondement de la loi du 7 janvier 1983, dont les dispositions, aujourd'hui codifiées dans l'article L 2216-3 du code général des collectivités territoriales (CGCT), mentionnent que "l'Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens". S'il y a bien un rassemblement, s'il y a bien un dommage causé à un bien, en l'occurrence le domaine public, les deux autres conditions d'engagement de cette responsabilité sont absentes. Il n'y a évidemment pas "crime ou délit", car le fait de piétiner une pelouse peut, au grand maximum, s'analyser comme une contravention de grande voirie, puisqu'il y atteinte au domaine public. Une contravention, ce n'est donc ni un crime, ni un délit. De même, les manifestants n'ont pas fait preuve de "violence ou de force ouverte", seulement d'un joyeux mépris pour l'environnement.

De toute évidence, la loi de 1983 n'est pas applicable en l'espèce, ce qui impose un retour au droit commun de la responsabilité. Le patrimoine responsable est donc bel et bien celui des organisateurs de la manifestation.

Un partage de responsabilité ?

Cela ne signifie pas, évidemment, qu'ils seront condamnés à réparer l'intégralité du préjudice causé à la ville de Paris. Chacun sait que la liberté de manifester s'exercer dans le cadre d'un régime de déclaration préalable, depuis un décret-loi du 23 octobre 1935. A Paris, les organisateurs doivent déclarer au préfet de police leur intention de manifester, et cette déclaration donne lieu à une négociation sur le jour, l'itinéraire, les précautions à prendre en matière de service d'ordre etc etc. Nul doute que pour une manifestation présentée par ses organisateurs comme devant déplacer beaucoup de monde, ces discussions ont dû être substantielles.

On s'étonne évidemment que ces organisateurs qui se présentaient comme des maîtres de la logistique et du transport en bus, aient oublié qu'ils installaient les manifestants sur le domaine public de la ville de Paris. On s'étonne encore davantage que les autorités de police n'aient pas eu l'idée d'interdire tout simplement l'accès au Champs de Mars et demandé la dispersion dans un endroit moins exposé, par exemple l'Esplanade des droits de l'homme ou la Place du Trocadéro, puisque nos manifestants préféraient défiler à Paris-Ouest plutôt qu'arpenter Bastille-République. Souvenons nous qu'il n'y a pas si longtemps, le 16 décembre 2012, la manifestation des partisans du mariage pour tous, partie de la Bastille, s'est tranquillement dispersée devant les grilles du jardin du Luxembourg, sans y pénétrer. 

Dans ces conditions, un éventuel contentieux conduirait sans doute à la condamnation des organisateurs de la manifestation, qui pourraient ensuite se retourner contre l'Etat pour obtenir un remboursement partiel de leur dette. A moins que tout cela se règle à l'amiable, en espérant que les manifestants sauront désormais regarder où ils posent les pieds. 

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