« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 29 février 2012

Enterrement des lois mémorielles

Par sa décision du 28 février 2012, le Conseil a déclaré inconstitutionnel le texte pénalisant la contestation des génocides reconnus par la loi. C'est une incontestable victoire pour l'Etat de droit et un rappel utile du respect que l'on doit à la loi. Expression de la volonté générale, cette dernière ne peut être instrumentalisée pour satisfaire les intérêts de tel ou tel lobby, ou répondre à des préoccupations purement électorales. 

A dire vrai, l'inconstitutionnalité du texte ne faisait guère de doute, le plus délicat étant d'obtenir la saisine du Conseil. On doit saluer un certain courage des parlementaires auteurs de la saisine, et plus particulièrement celui des membres de l'UMP qui ont encouru les foudres de l'Elysée.

Le refus du contrôle indirect

La décision par elle-même révèle une incontestable sévérité du Conseil. Il aurait pu sanctionner le texte "par ricochet". Celui-ci, qui réprime la contestation d'un génocide reconnu par la loi, aurait été déclaré inconstitutionnel parce que la loi du 29 janvier 2001 qui reconnaît le génocide arménien était elle même inconstitutionnelle.  On sait que ce contrôle indirect est possible depuis la décision du 25 janvier 1985. Dans ce cas, le Conseil pouvait sanctionner son défaut de caractère normatif, voire l'atteinte à la liberté d'expression des chercheurs. 

Le Conseil a pourtant écarté ce contrôle indirect et choisi de déclarer inconstitutionnel le texte même qui lui était déféré, celui qui pénalise le négationnisme de l'ensemble des génocides reconnus par la loi. Il aborde la question de la constitutionnalité des lois mémorielles en tant que telles, dans leur ensemble, sans se référer à l'une d'entre elles en particulier, sans doute pour mettre une fin définitive à cette pratique. 

Le Conseil rappelle que la "loi doit être revêtue d'une portée normative", et affirme qu'"une disposition législative ayant pour objet de "reconnaître" un crime de génocide ne saurait, en elle-même, être revêtue de la portée normative qui s'attache à la loi". Il ne s'agit pas tant de condamner la loi mémorielle que d'affirmer qu'elle ne doit pas trouver son caractère normatif en elle-même. 

Salvador Dali. Persistance de la mémoire. 1931


Détacher le texte de la loi Gayssot

Cette affirmation permet de détacher clairement le texte récent de la loi Gayssot et d'affirmer la spécificité de cette dernière. Procédant par amalgame, les partisans de la loi déférée au Conseil considéraient qu'invalider la loi sur le génocide arménien revenait à affirmer l'inconstitutionnalité de la loi Gayssot et, implicitement, à autoriser la contestation de la Shoah. Or, la Cour de cassation a refusé, dans une décision du 7 mai 2010,  le renvoi d'une QPC portant sur ce texte, au motif précisément que, dans son cas, la qualification de génocide résulte d'une convention internationale, l'Accord de Londres du 8 août 1945, et d'un certain nombre de décisions de justice rendues à la fois par le Tribunal de Nüremberg et les juridictions françaises. La loi Gayssot s'appuie ainsi sur la spécificité de la Shoah, dont la reconnaissance ne repose pas sur la loi française. 

Une fois écarté l'amalgame, juridiquement infondé, avec la loi Gayssot, le Conseil sanctionne le texte qui lui est soumis pour violation des dispositions combinées des articles 34 de la Constitution et 11 de la Déclaration de 1789. Le premier attribue au législateur la compétence pour "fixer les règles concernant les libertés fondamentales", le second énonce que "la libre communication des pensées et des opinions est l'un des droits les plus précieux de l'homme". 

Le Conseil rappelle que la loi ne peut porter atteinte à l'exercice de la liberté d'expression que lorsque cette atteinte est "nécessaire, adaptée et proportionnée à l'objectif poursuivi". Dès lors que le législateur s'est approprié le droit de définir la frontière entre ce qui est licite et illicite dans la liberté d'expression, le contrôle du Conseil doit être un contrôle de proportionnalité. Et en l'espèce, le Conseil estime, finalement très logiquement, qu'une loi mémorielle porte une atteinte ni nécessaire, ni adaptée, ni proportionnée à l'objectif poursuivi. On observe d'ailleurs qu'il ne s'étend pas sur l'étude de cet objectif, sans doute pour ne pas accabler le gouvernement qui, dans son mémoire en défense, mentionnait pêle-mêle, la dignité de la personne, l'incitation à la discrimination et à haine raciale, la réhabilitation d'une idéologie criminelle, toutes formulations bien-pensantes destinées à masquer la motivation bassement électorale du texte. 

En effectuant ce contrôle de proportionnalité, le Conseil conforte, a contrario, la spécificité de la Shoah qui implique une sanction particulière pour un génocide qui a été reconnu par des textes internationaux et non pas seulement par la loi interne. 

Enterrement des lois mémorielles

Qu'on ne s'y trompe pas. C'est le principe même des lois mémorielles qui se trouve mis en question par le Conseil. Certes, il ne condamne pas, en tant que telle, la loi de 2001 qui reconnaît le génocide arménien. Il se borne à en siphonner le contenu normatif en la privant de toute sanction. Tout nouveau texte interdisant la négation d'un génocide risque ainsi de connaître le même sort, et de demeurer dans l'ordre juridique comme une peau de chagrin, un simple avertissement à ceux qui voudraient encore s'aventurer à instrumentaliser la loi.  

Le Président Sarkozy demande aujourd'hui de déposer un nouveau projet de loi pénalisant la négation du génocide arménien. On ne peut s'empêcher de ressentir un peu de compassion pour les juristes chargés de le rédiger. On ne voit pas très bien, en effet, quel artifice juridique permettrait d'assurer la constitutionnalité d'un tel texte, alors que le Conseil vient précisément de sanctionner avec fracas le principe même des lois mémorielles. 


samedi 25 février 2012

Détenus atteints de troubles mentaux : la Cour européenne sanctionne une politique d'abandon

La détention des personnes atteintes de troubles mentaux se heurte à une jurisprudence de plus en plus sévère des juges de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans une décision du 24 novembre 2011, O.H. c. Allemagne, elle a déjà considéré que la rétention de sûreté imposée, à l'issue de leur peine, aux détenus atteints d'une pathologie mentale faisant craindre un risque de récidive, n'est conforme au principe de sûreté garanti par l'article 5 § 1 de la  Convention que si elle s'effectue en milieu hospitalier.

La décision G. c. France rendue le 23 février 2012 par la Cour ne porte plus sur le principe de sûreté, mais sur le droit à un procès équitable (art. 6 § 1) et sur l'interdiction des traitements inhumains et dégradants (art. 3).

Monsieur G. atteint d'une "psychose chronique de type schizophrénique générant des troubles hallucinatoires et délirants". Né en 1974, il alterne, à partir de 1996 et jusqu'à aujourd'hui, des périodes d'internement et d'incarcération. En 2005, alors qu'il est purge une peine d'une année d'emprisonnement pour avoir causé  des dégradations dans un établissement psychiatrique, il partage sa cellule avec un autre détenu atteint de troubles mentaux. Le 16 août 2005, un incendie se déclare dans la cellule, et les deux codétenus sont blessés. M. G. n'est cependant que légèrement atteint, alors que son codétenu ne survit pas à ses blessures. L'enquête attribue la responsabilité de ces évènements à M. G., qui aurait mis le feu à son matelas. Après une expertise psychiatrique qui conclut que, malgré l'importance de ses troubles, M. G. est en état de comparaître devant un juge, la Cour d'assises du Var le condamne en novembre 2008 à dix années d'emprisonnement. Statuant en appel en septembre 2009, la Cour d'assises des Bouches du Rhône le considère finalement irresponsable, et ordonne son hospitalisation d'office. 

Dans la plupart des cas, ce type d'itinéraire suivi par beaucoup de patients atteints de très graves troubles mentaux, donne lieu à des contentieux relatifs à leur responsabilité. La question posée est alors de savoir si l'auteur d'un crime est en mesure de comprendre son geste et d'être atteint par la sanction pénale. Le requérant ne se place pas sur ce terrain, et préfère invoquer la violation de l'article 3, estimant que tant sa comparution devant les cours d'assises que les internements dont il a fait l'objet peuvent s'analyser comme des traitements inhumains et dégradants.

Comparutions devant les cours d'assises

Sur le premier point, le requérant considère que la Cour européenne doit étendre son contrôle au- delà des expertises réalisées  à l'initiative des autorités françaises, et qui considéraient qu'il était en mesure de participer à un procès pénal. Il invoque des éléments de fait, selon lesquels il aurait été tantôt prostré, tantôt excité, incapable de s'exprimer en raison du traitement médical auquel il était soumis. A ses yeux, sa comparution alors qu'il était de troubles mentaux ne répondait pas aux exigences du procès équitable.

La Cour refuse de donner satisfaction au requérant. Il est vrai que sa jurisprudence Stanford c. Royaume Uni du 23 février 1994 considère comme un élément des droits de la défense le fait que l'accusé soit en mesure de comprendre son procès et d'y participer activement. En l'espèce, elle fait observer que les procès verbaux des audiences montrent que M. G. a participé aux débats, et même répondu "avec pertinence". Au demeurant, la Cour d'assises a pu mesurer l'état mental de l'intéressé au moment des faits, mais aussi durant le procès. La juridiction d'appel a d'ailleurs décidé de son irresponsabilité pénale, imposant finalement son hospitalisation d'office.

Sur ce point, la Cour refuse de se substituer aux experts et aux juges nationaux, se bornant à vérifier que des expertises psychiatriques ont été effectuées et que les droits de la défense ont été respectés. Il aurait d'ailleurs été pour le moins étrange qu'elle substitue son appréciation a posteriori de l'état mental d'une personne aux expertises réalisées préalablement aux deux procès.

Vol au dessus d'un nid de coucou. Milos Forman 1976. Jack Nicholson.

L'incarcération du requérant

De 2005 à 2009, c'est à dire durant l'instruction et jusqu'au procès d'appel devant la Cour d'assises, M. G. se plaint d'avoir été incarcéré dans des locaux pénitentiaires la plupart du temps, emprisonnement entrecoupé d'une douzaine de séjours en établissement psychiatrique (plus précisément des services médicaux psychologiques régionaux, SMPR), pour des hospitalisations d'office ne dépassant jamais quelques semaines. Il considère que l'absence de suivi psychiatrique constant a entravé son traitement, et fait observer à ce propos que son état s'est considérablement amélioré depuis que la seconde Cour d'assises l'a placé en hospitalisation d'office. A ses yeux, ces quatre années d'incarcération non assorties de traitement de longue durée sont constitutives d'un traitement inhumain et dégradant.

Dans son arrêt Slawomir Musial c. Pologne du  20 janvier 2009, la Cour a effectivement considéré que l'emprisonnement d'une personne souffrant de graves troubles mentaux, en l'espèce la schizophrénie, constitue un traitement inhumain et dégradant, si deux conditions sont réunies : d'une part, une absence de traitement spécialisé, d'autre part des conditions matérielles inappropriées.

Observons d'emblée que la Cour ne met pas en cause le principe de la détention, mais bien davantage ses conditions matérielles.

La Cour se garde bien de prendre une décision de principe, et s'appuie sur les faits de l'espèce pour estimer que, dans le cas précis de M. G. cette alternance d'hospitalisations d'office et d'incarcération est constitutive d'un traitement inhumain et dégradant, dès lors qu'elle faisait obstacle à la stabilisation de son état de santé. En l'espèce en effet, tous les critères dégagés par sa jurisprudence sont réunis pour parvenir à une telle solution.

Le premier critère réside dans la gravité de la pathologie. Dans sa décision Rivière c. France du 11 juillet 2006, la Cour estimait déjà que le caractère grave et chronique de certains troubles mentaux rendait pratiquement impossible l'incarcération dans des locaux pénitentiaires non adaptés à ces pathologies. C'est particulièrement vrai dans le cas de la schizophrénie, car le traitement est nécessairement de très longue durée et les risques de suicide importants.

Le second critère réside dans l'appréciation du lieu de détention. La Cour fait observer que M. G. était incarcéré à la prison des Baumettes de Marseille, et que la Cour des comptes elle-même reconnaissait dans son rapport 2005-2010 sur l'organisation des soins psychiatriques que "la notoriété de la maison d'arrêt marseillaise (...) n'a d'égale que le délabrement et l'insalubrité de son service médico psychologique régional (SMPR)". En 2010, douze des trente-deux lits étaient fermés et six emplois de soignants étaient vacants. Autrement dit, M. G. s'est retrouvé incarcéré dans les conditions du droit commun, tout simplement parce que la vétusté du SMPR des Baumettes ne permettait pas de l'accueillir.

Le troisième critère est le danger que représente M. G., pour lui-même certes puisque la schizophrénie se traduit souvent pas des tendances suicidaires, mais aussi pour les autres. La Cour s'appuie sur les nombreux rapports médicaux constatant le risque de passage à l'acte du requérant, menaçant ainsi la sécurité de ses codétenus et celle d'un personnel pénitentiaire souvent bien désarmé à l'égard des pathologies mentales les plus graves.

La Cour fait évidemment observer qu'elle est consciente des efforts déployés par les autorités françaises, qui multipliaient les séjours de courte durée en SMPR précisément pour éviter ces passages à l'acte dont le danger ne leur avait pas échappé. Elle ne remet jamais en cause la nécessité d'enfermer M. G. pour le protéger contre lui-même mais aussi pour protéger les tiers. Elle ne s'intéresse qu'aux conditions de cet enfermement, et sanctionne finalement les autorités françaises pour la misère dans laquelle elles tiennent les services chargés, au sein des établissements pénitentiaires, de gérer la maladie mentale.

mercredi 22 février 2012

QPC : Les 500 signatures ou l'art de l'esquive

Tout le monde l'attendait. Le Conseil constitutionnel a rendu sa décision le 21 février 2012 sur la QPC déposée par Marine Le Pen, portant sur la constitutionnalité des dispositions de la loi du 6 novembre 1962, c'est à dire sur le caractère secret des parrainages accordés par les élus locaux aux candidats aux élections présidentielles. Le Conseil a rejeté la QPC, estimant que le droit actuellement en vigueur est conforme à la Constitution. 

Ce recours a certes animé la campagne, les positions de chacun se déterminant, pour l'essentiel, en fonction des préoccupations immédiates liées à la prochaine élection. En revanche, le débat juridique a été cruellement absent, sans doute parce qu'il ne peut se développer que dans la sérénité et non pas dans l'agitation d'une campagne électorale. Pire, l'analyse juridique a pu sembler suspecte, tant il est vrai qu'affirmer l'existence d'un problème constitutionnel dans la mise en oeuvre des parrainages est déjà perçu comme un soutien à Marine Le Pen. Et tant pis pour les autres "petits" candidats comme madame Corine Lepage, dont la revendication est balayée dans l'opprobre générale qui touche le Front National.

Quoi qu'il en soit, le Conseil constitutionnel a rendu sa décision le 21 février 2012, soit trois semaines après la décision du renvoi du Conseil d'Etat. Sur ce point, on ne peut que se féliciter d'une célérité qui permet à la candidate déboutée, et à l'ensemble des autres candidats, de disposer d'encore quelques semaines pour réunir ces fameuses signatures, sans lesquelles ils ne pourront se présenter aux élections présidentielles. 

On ne peut que prendre acte de la décision du Conseil, mais sa lecture n'est pas sans susciter une certaine perplexité.

Le changement de circonstances de droit

Contrairement à ce que beaucoup craignaient, le Conseil ne s'est pas borné à rejeter la question pour irrecevabilité, en considérant qu'il avait déjà statué sur ces dispositions lors de sa décision du 14 juin 1976. Il a au contraire admis la recevabilité en invoquant le changement de circonstances intervenu depuis cette date. La requérante invoquait essentiellement un changement de circonstances de fait, lié aux conséquences des lois de décentralisation et au développement de l'intercommunalité, qui ont eu considérablement politisé la vie politique locale, favorisant les pressions des partis sur les 47 000 élus susceptibles de présenter des candidats.

Fort habilement, le Conseil a préféré s'appuyer sur le changement de circonstances de droit. La révision de 2008 a en effet ajouté un alinéa à l'article 4 de la Constitution, selon lequel "la loi garantit les expressions pluralistes des options et la participation équitable des partis politiques à la vie démocratique de la Nation". Pourquoi pas ? Certains mauvais esprits pourraient objecter que ces dispositions ne changent rien au droit existant, dès lors qu'elles ne font que reprendre une jurisprudence du Conseil, qui contrôlait déjà le respect du pluralisme et de l'égalité des partis, notamment en matière de temps d'antenne disponible dans les médias (décisions du 6 septembre 2000, Pasqua, et du 7 avril 2005 Génération Ecologie). Pour le Conseil, le simple fait d'intégrer sa jurisprudence dans le texte constitutionnel constitue, en soi, un changement de circonstances de droit.

Une fois acquise cette recevabilité, loin d'être évidente, on pouvait penser que le Conseil allait analyser les dispositions en cause au regard de l'ensemble des normes constitutionnelles applicables, et préciser ainsi la place des partis politiques dans l'organisation constitutionnelle. Hélas, les motifs développés par le Conseil n'apportent aucune réponse sur ce point.

La Conquête. Xavier Durringer. 2011.  Denis Podalydès

Les arguments de fond

Sur le fond, le Conseil constitutionnel rejette les arguments développés par Maître Alliot, le défenseur de Marine Le Pen, dans les observations qu'il a présentées en audience publique.

Le premier réside, étrangement, dans le caractère secret du vote, énoncé par l'article 3 de la Constitution : "Le suffrage (...) est toujours universel, égal et secret". Le moyen est surprenant, et le Conseil l'écarte logiquement en faisant observer que la "présentation", terme juridique employé pour désigner le parrainage des candidats, ne saurait être considérée comme un vote. La procédure n'est pas celle d'une opération électorale, et la signature des élus doit être considérée comme une mesure d'organisation de l'élection présidentielle, qui n'est donc pas soumise au principe du secret du vote, ni à celui d'égalité devant le suffrage.

Le second moyen trouve son origine dans l'article 4 al 3 de la Constitution, celui qui a précisément justifié le changement de circonstances de droit. Le Conseil l'écarte tout aussi rapidement, en considérant que la publicité des parrainages vise à favoriser la transparence de la procédure. Une telle mesure ne saurait donc, en elle même, porter atteinte au principe de pluralisme des opinions.

Le troisième argument, plus sérieux, trouve son fondement dans l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 qui consacre l'égalité devant la loi. La requérante invoque en effet une rupture d'égalité entre les élus signataires. Dès lors que les dispositions en vigueur prévoient la publication de cinq cents signatures tirées au sort, il est clair qu'une personne qui a signé pour un candidat ayant obtenu juste cinq cents signatures aura 100 % de chances de voir son nom porté à la connaissance du public, et donc de ses électeurs. En revanche, celle qui a signé pour un candidat qui recueille des milliers de signatures a très peu de probabilité de voir son nom publié.

En l'espèce, le Conseil observe que cette différence de traitement a été précisément voulue par le législateur, dans le but de permettre au Conseil constitutionnel d'effectuer plus facilement sa mission de contrôle des signatures. Dans ses traditionnelles observations après les élections présidentielles, et précisément en 2007, le Conseil s'est pourtant déclaré favorable à l'adoption de nouvelles règles dans ce domaine, dès lors qu'il reconnaît une "différence de traitement entre les citoyens qui ont présenté un candidat". L'administration en place n'a certes tenu aucun compte des observations du Conseil constitutionnel pendant le quinquennat, alors qu'elle avait parfaitement le temps de modifier ces règles.  Le Conseil rappelle que son pouvoir d'appréciation n'est pas de même nature que celui du Parlement, et qu'il ne saurait se substituer à lui pour apprécier l'opportunité, ou l'inopportunité d'une procédure. Il renvoie donc au législateur le soin de modifier le texte, peut être après les élections présidentielles ?

Et l'article 4 alinéa 1 ? 

L'argumentaire juridique s'arrête là, et on est évidemment surpris de voir que la question de la conformité des dispositions contestées au regard de l'article 4 alinéa 1 n'est jamais évoquée. Ce texte énonce pourtant que les "partis et groupements politiques concourent à l'expression du suffrage". Est-il acceptable qu'un parti politique constitué n'ait pas accès à l'élection présidentielle et ne puisse "concourir à l'expression du suffrage", pour la seule raison que le candidat (ou la candidate) qui le représente n'a pas obtenu cinq cents signatures ? Le Conseil ne répond pas à cette question, qui était pourtant la question essentielle posée par cette QPC.

Il est vrai que l'avocat de madame Le Pen n'a pas développé cet argument devant le Conseil. Mais il est tout de même surprenant de voir que ce dernier se donne la peine d'écarter formellement le moyen fondé sur le secret du vote alors qu'il aurait pu le juger inopérant et ne même pas le mentionner. En revanche, il n'évoque pas la question de la conformité des dispositions contestées à l'article 4 alinéa de la Constitution.

Chacun sait pourtant que le contrôle de constitutionnalité est un contentieux objectif. Le Conseil ne s'estime pas lié par les termes de la saisine, et il peut soulever d'office des moyens écartés ou négligés par les requérants. Les observations présentées par les avocats lors des audiences de QPC ne lient donc en aucun cas le juge constitutionnel. En l'espèce pourtant, on ne peut s'empêcher de penser que le Conseil s'est limité à écarter les moyens maladroits soulevés devant lui, comme si cette maladresse lui offrait l'opportunité de ne pas se prononcer sur des questions plus essentielles.

Sortir de l'impasse

Comment désormais sortir de l'impasse ? Est-il acceptable que certains candidats ne puissent finalement se présenter à l'élection présidentielle, dès lors que le Conseil reconnait tout de même être favorable à l'évolution de la législation dans ce domaine ? On ne peut alors que renvoyer à l'opinion développée par le professeur Serge Sur, sur LLC, qui propose une formule inédite. Les élus locaux, réunis par exemple au sein de l'association des maires de France, pourraient dresser la liste des candidats qui représentent un parti politique au sens de l'article 4 al. 1 et qui ont besoin de parrainages, et tirer au sort entre eux les signataires. Ces derniers ne pourraient être soumis aux critiques de leurs électeurs, puisque seul le sort aurait désigné ceux qui parrainent Madame Le Pen. Le principe démocratique serait alors respecté, chaque candidat pourrait solliciter les suffrages des électeurs, sans qu'il soit nécessaire de modifier la loi.

mardi 21 février 2012

QPC : Garde à vue et libre choix du défenseur

Il fallait s'y attendre. Le Conseil constitutionnel, dans une décision du 17 février 2012, considère comme inconstitutionnel l'article L 706-88 du code de procédure pénale, dans sa rédaction issue de la loi du 14 avril 2011. Ce texte prévoit que, lorsqu'une personne est gardée à vue pour une ou plusieurs infractions liées au terrorisme ou à la grande criminalité, le juge des libertés et de la détention, ou le juge d'instruction peut décider qu'elle sera assistée par un avocat "désigné par le bâtonnier sur une liste d'avocats habilités, établie par le bureau du Conseil national des barreaux". Le décret du 14 novembre 2011 assurant la mise en oeuvre de ces dispositions a, dès sa publication, fait l'objet d'un recours du Conseil national des barreaux, recours pour excès de pouvoir à l'occasion duquel une QPC a été déposée. 

Le libre choix du défenseur

L'atteinte au principe du libre choix du défenseur saute aux yeux, et le Conseil national des Barreaux avait déjà invoqué ce moyen dès octobre 2011, à l'époque de la rédaction du décret. Plus tard, le Conseil d'Etat, transmettant la QPC au Conseil constitutionnel mentionne également que cette disposition "prévoit la faculté pour le juge d'apporter une restriction au libre choix de l'avocat".

On sait cependant que le Conseil n'a jamais formellement consacré la valeur constitutionnelle du principe du libre choix du défenseur. De nombreuses décisions portent sur le droit à l'assistance de l'avocat, particulièrement pendant la garde à vue (décision QPC du 30 juillet 2010), voire sur le droit de choisir d'être assisté par un avocat ou de se défendre seul (décision QPC du 9 septembre 2011). Nul doute que le Conseil aurait pu profiter de cette QPC pour consacrer le libre choix de l'avocat comme un principe à valeur constitutionnelle, et en déduire immédiatement l'inconstitutionnalité de la disposition contestée. 

Certes, il affirme l'existence d'une "liberté, pour la personne soupçonnée de choisir son avocat", mais c'est pour ajouter aussitôt que cette liberté peut "à titre exceptionnel, être différée pendant la durée de sa garde à vue afin de ne pas compromettre la recherche des auteurs de crimes et de délits en matière de terrorisme ou de garantir la sécurité des personnes". Le libre choix du défenseur n'est donc pas un droit constitutionnel, mais plutôt une règle d'exercice des droits de la défense, à laquelle le législateur peut porter atteinte pour garantir l'efficacité de l'enquête. 

Nikolay Dmitrievich Milioti. Portrait d'un avocat. 1934


L'incompétence négative

Au lieu de faire prévaloir le principe du libre choix du défenseur, le Conseil préfère sanctionner la loi pour incompétence négative, c'est à dire la méconnaissance par le législateur de l'étendue de sa propre compétence. Dans une décision du 8 janvier 1991, le Conseil a ainsi censuré une loi fixant une contribution nouvelle, sans en préciser l'assiette ni les modalités de recouvrement. Depuis sa décision QPC du 14 octobre 2011, Association France Nature Environnement, le Conseil admet que l'incompétence négative soit invoquée lors d'une QPC, à la condition toutefois que soit "affecté un droit ou une liberté que la Constitution garantit".  En l'espèce, il ne fait guère de doute qu'un droit ou une liberté est affectée par les dispositions en cause, dès lors que l'absence de libre choix du défenseur constitue une atteinte à l'exercice des droits de la défense. 

Aux yeux du Conseil, le législateur peut légitimement porter atteinte au libre choix du défenseur, à condition de définir lui-même les "conditions et modalités" selon lesquelles une telle atteinte doit être mise en oeuvre. En l'espèce, le législateur s'est borné à renvoyer la mise en oeuvre à un décret, sans prévoir la motivation de la décision imposant une telle mesure au gardé à vue, sans préciser les motifs susceptibles de la fonder. 

Les dispositions sont donc abrogées, et le Conseil constitutionnel n'accorde aucun délai au législateur, jugeant au contraire que cette abrogation s'applique immédiatement, y compris aux affaires en cours. 

Cette apparente sévérité ne doit pas faire illusion. L'incompétence négative permet au Conseil d'imposer au législateur la définition de quelques principes fondamentaux destinés à encadrer cette procédure, sans pourtant interdire la mise en oeuvre d'un régime spécifique gouvernant les droits de la défense durant la garde à vue, dans le domaine particulier du terrorisme. Le Conseil est parfaitement conscient de la nécessité de maîtriser la circulation de l'information dans ce type d'enquêtes. La recherche de l'équilibre entre les nécessités de la défense et celles de l'enquête impose parfois des solutions astucieuses.




dimanche 19 février 2012

QPC : Prohibition et disparition de l'inceste

Dans une décision rendue sur QPC le 17 février 2012, le Conseil constitutionnel déclare inconstitutionnel l'article L 227-27-2 du code pénal  énonçant que le délit d'atteinte sexuelle  "est qualifié d'incestueux lorsqu'il est commis au sein de la famille sur la personne d'un mineur par un ascendant, un frère, une soeur ou par toute autre personne, y compris s'il s'agit d'un concubin ou d'un membre de la famille ayant sur la victime une autorité de droit ou de fait". Issues d'une loi du 8 février 2010, ces dispositions mettent fin à une longue période durant laquelle le droit pénal ignorait la notion d'inceste, préférant sanctionner la qualité d'ascendant de la victime comme circonstance aggravante de l'infraction. Seul le droit civil envisageait l'inceste, pour interdire le mariage entre les membres d'une même famille (art. 161 à 164 du Code civil

Une conséquence de la décision du 16 septembre 2011

La décision d'inconstitutionnalité prononcée par le Conseil est pourtant loin d'être surprenante. Dans une première décision rendue sur QPC le 16 septembre 2011, Claude N., le Conseil avait déjà abrogé l'article L 222-31-1 du code pénal relatif au viol et à  l'agression sexuelle, lorsque ces deux infractions peuvent être qualifiées d'incestueuses. Les formulations étaient parfaitement identiques, et on pouvait raisonnablement penser que l'inconstitutionnalité de l'incrimination criminelle (viol et agression sexuelle) entraînerait celle de l'incrimination délictuelle (atteinte sexuelle). Ce n'était qu'une question de temps, et le parlement aurait peut être pu profiter de ce délai pour abroger cette disposition, avant qu'intervienne la sanction du Conseil. 

Simon Vouet. Loth et ses filles. 1633


La définition de la famille

La loi du 8 février 2010 repose sur une ambiguïté fondamentale. Bien que déclarant poursuivre les auteurs de relations incestueuses, elle ne sanctionne pas l'inceste. Ce texte ne concerne que les actes dont sont victimes des mineurs. Les relations sexuelles consenties entre personnes majeures d'une même famille demeurent donc étrangères à toute répression pénale. De même, un père qui violerait sa fille majeure ou un fils mineur qui violerait sa mère serait certes coupable de viol, mais pas de viol incestueux. Ce n'est donc pas l'inceste qui est poursuivi mais l'abus sexuel sur mineur, lorsqu'il est commis par quelqu'un qui a autorité sur la victime. 

Le champ de l'incrimination n'est cependant pas clairement défini. La loi se borne à viser les violences commises "au sein la famille par un ascendant ou une personne ayant autorité sur la victime". Un oncle ou une tante, un cousin ou une cousine peuvent ils être poursuivis ? Quelle est la proximité familiale au-dela de laquelle les relations sexuelles sont admises ? Toutes ces questions se réduisent à une seule : la définition de la notion de famille, à laquelle la loi se réfère. Or, celle-ci n'est pas définie par le droit et on peut se demander s'il est souhaitable qu'elle le soit. Car la notion évolue, se plie à l'évolution des moeurs, allant de la famille mono-parentale à la famille recomposée. Et si la famille ne parvient pas à définir l'inceste, ce n'est certes pas à l'inceste de définir la famille. 

Le principe de légalité des délits et des peines

Le motif de l'inconstitutionnalité apparait clairement dans les deux décisions du Conseil de 2011 et 2012,  et réside dans la violation du principe de légalité des délits et des peines. Dans sa décision du 20 janvier 1981, le Conseil énonçait déjà : "Aux termes de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée ; il en résulte la nécessité pour le législateur de définir les infractions en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l'arbitraire". C'est ainsi que, dans sa décision du 27 juillet 2006, le Conseil censure la disposition qui plaçait les logiciels destinés au "travail collaboratif" à l'abri des règles protégeant la propriété intellectuelle. Aux yeux du Conseil, la notion de "travail collaboratif" n'est cependant pas suffisamment définie pour satisfaire au principe de légalité des délits et des peines.

Il est vrai que cette rigueur est atténuée lorsque les dispositions manquant de clarté ont été précisées par des textes ou des décisions jurisprudentielles ultérieures. C'est ainsi que la décision du 2 mars 2004 considère comme suffisamment précises les dispositions sanctionnant les infractions commises en "bande organisée", faisant observer que cette notion existe depuis le code pénal de 1810 et a été reprise par de nombreux textes. 

Comme beaucoup de lois actuelles, celle du 8 février 2010 apparaissait comme largement cosmétique, liée à une volonté d'afficher une volonté de lutter contre l'inceste, sans que la simple définition juridique des termes employés soit précisée. Le principe de légalité des délits et des peines offre finalement un moyen honorable pour faire sortir de l'ordre juridique des dispositions qui n'auraient jamais dû y entrer.


vendredi 17 février 2012

Les invités de LLC. Serge Sur : Elections présidentielles : comment obtenir les 500 signatures




La campagne présidentielle entre dans une phase active, dans la mesure où les principaux candidats sont désormais déclarés et assurés de participer à l’élection – tous sauf Madame Le Pen, qui semble toujours courir derrière les cinq cents signatures de maires nécessaires à la validation de sa candidature. Elle s’en plaint beaucoup, incrimine les forces politiques dominantes, UMP et PS, en les accusant de bloquer les parrainages indispensables. Ils ne le contestent au demeurant que mollement et refusent d’inciter leurs élus militants ou sympathisants à compenser la prudente abstention des maires, sollicités au nom du pluralisme légitime de l’expression démocratique. Ils ne craignent pas, parallèlement et presque dans le même souffle, de souhaiter que Madame Le Pen puisse être candidate au nom du même pluralisme.

Ce qui fait apparemment obstacle est la publication du nom des maires qui parrainent une candidature. La plupart d’entre eux redoutent de s’exposer à la vindicte de leurs électeurs s’ils semblaient soutenir une candidate qui, en dépit de ses efforts pour dédiaboliser le Front National, sent toujours le souffre. En vain souligne-t-on à l’envi que parrainer n’est pas approuver, mais simplement considérer qu’un courant politique enraciné mérite de se présenter au suffrage de l’élection politique majeure. Le sentiment général est en faveur de sa candidature, mais personne ne se précipite pour en accepter la  responsabilité.

La saisine du Conseil constitutionnel qui tend à remettre en cause la publicité des parrainages pourra-t-elle remédier à la difficulté ? Le Conseil pourrait-il écarter la publicité des signatures avec effet immédiat ? Madame Le Pen n’est pas seule en cause, puisque d’autres candidats – candidates – la rejoignent à l’appui de sa requête, Madame Christine Boutin et Madame Corinne Lepage. Le retrait de la première ne change pas la question de principe, qui est d’une portée plus générale que le sort d’une candidate virtuelle dans une élection particulière. La question a déjà été évoquée ici sous l’angle juridique, et l’on n’y reviendra pas.

Mr Smith au Sénat. Frank Capra. 1939
James Stewart


Il est en revanche une solution simple, facile à mettre en œuvre, et qui peut s’appliquer dès demain matin, sans aucun changement du droit en vigueur. Elle permettrait aux maires d’exercer leur rôle, sans conduire à un blocage démocratiquement difficile à justifier. Elle pourrait par exemple être initiée par l’Association des maires de France. Il suffirait que soit constitué entre eux un pool de maires qui acceptent de parrainer les candidats des partis légalement constitués, sans manifester de préférence pour un candidat particulier. Ils le feraient simplement au nom du pluralisme politique et de la libre expression des suffrages, qui sont des principes républicains.

Ces maires s’engageraient à accorder leur parrainage aux candidats répondant à ces critères, et un tirage au sort entre eux déterminerait le candidat qu’ils présentent. On s’assurerait que tous obtiennent le nombre de parrainages nécessaires. Ainsi aucun des maires participants ne pourrait se voir reprocher d’avoir soutenu un candidat particulier, puisqu’ils ne l’auraient pas eux-mêmes choisi. Le tirage au sort est une formule démocratique, utilisée dans d’autres situations, et personne ne la conteste. Y aurait-il multiplication indue des candidatures ? Sans doute pas si l’on se limitait aux formations politiques constituées et qui, lors d’élections précédentes, même récentes, ont obtenu un nombre minimal de voix.

 Pour les autres, le jeu ne serait pas fermé, puisque cette formule du tirage au sort ne serait pas exclusive. Rien n’empêcherait les autres candidats de tenter parallèlement leur chance auprès de leurs sympathisants, et rien ne leur interdirait de récuser la formule, de se soustraire au tirage au sort voire de récuser les parrainages qui en résulteraient. La formule de tirage au sort des parrainages serait une soupape de sécurité démocratique, interdisant à de grandes formations de bloquer indûment la compétition électorale et de s’en réserver le monopole. Pour les maires, parrainer n’est pas un privilège mais une fonction qui les fait participer à la libre expression du suffrage. Une fonction, c’est un devoir. Qu’ils l’assument !

Serge Sur
Professeur à l'Université Panthéon-Assas

   

jeudi 16 février 2012

Le référendum, grandeur et décadence


"Chaque fois qu'il y aura blocage, je ferai trancher les Français", affirmait le Président de la République, en annonçant le 15 février 2012 sa candidature à un nouveau mandat. Et il nous présente comme un élément de son programme électoral le fait de "redonner la parole aux Français", ajoutant : "Il ne faut pas avoir peur de la parole du peuple". La formulation n'est guère éloignée de celle de Marine Le Pen qui crie au plagiat, ayant évoqué dès le début de sa campagne la mise en place d'une "République référendaire". 

Une telle profession de foi démocratique ne saurait déplaire à tous ceux qui considèrent qu'une décision prise par référendum est toujours dotée d'une légitimité particulière, puisqu'elle émane directement du peuple souverain. 

Quel "blocage" ?

En l'espèce, M. Sarkozy propose de consulter les Français "chaque fois qu'il y aura un blocage". A dire vrai, la notion de "blocage" est d'une totale obscurité sur le plan juridique. Il ne peut s'agir d'un blocage parlementaire, l'Exécutif ne parvenant pas à obtenir le vote d'une loi. En matière législative en effet, chacun sait qu'en cas de désaccord entre l'Assemblée nationale et le Sénat, c'est la première qui a finalement le dernier mot, après tentative de conciliation au sein d'une Commission mixte parlementaire. Le blocage parlementaire ne peut intervenir que lors d'une tentative de révision constitutionnelle, puisque, dans ce cas, le texte de la révision doit être "voté en termes identiques" par chacune des deux assemblées, avant précisément d'être soumis au Congrès, ou au référendum. Ce référendum constitutionnel, prévu par l'article 89 de la Constitution, intervient cependant après le vote en termes identiques et ne permet donc pas de passer outre le blocage parlementaire. 

S'il ne s'agit pas d'un blocage parlementaire, on doit en déduire qu'il s'agit d'un blocage sociétal, un clivage qui divise la population en profondeur. Si l'on en croit le Figaro, peu suspect de vouloir trahir la pensée présidentielle, monsieur Sarkozy propose d'organiser plusieurs référendum sur l'indemnisation du chômage, les prestations accordées aux demandeurs d'asile ou la compétence juridictionnelle en matière de contentieux des étrangers. On n'épiloguera pas sur l'intérêt que susciterait chez les Français une consultation leur demandant de choisir entre le juge des libertés et le tribunal administratif pour apprécier la légalité des reconduites à la frontière.. Vaste sujet, qui implique certainement un large débat de société. En revanche, le Président exclut tout référendum sur l'enseignement, préférant une "grande réforme" destinée à "augmenter fortement la présence des adultes dans l'école". 

On le voit, le "blocage" susceptible de justifier le recours au référendum n'est pas une notion juridique, mais le simple reflet de la volonté présidentielle. Ce n'est pas le blocage qui justifie le référendum. C'est la volonté de recourir au référendum qui va permettre de qualifier un débat comme source d'un blocage. 

On peut d'ailleurs s'interroger sur l'efficacité des consultations suggérées pour surmonter les "blocages" ainsi identifiés par le Président. Demander au peuple s'il est favorable à une réforme imposant aux chômeurs d'accepter la première offre qui leur est proposée risque de stigmatiser les demandeurs d'emploi, de les présenter comme coupables alors qu'ils sont les premières victimes de la crise. N'est-ce pas créer un nouveau "blocage" ?

Affiche du plébiscite. 2 décembre 1851


L'article 11

Sur le plan constitutionnel, le Président se fonde évidemment sur l'article 11 de la Constitution qui l'autorise "sur proposition du Gouvernement (..) ou sur proposition conjointe des deux Assemblées" à soumettre à référendum une réforme relative "à la politique économique, sociale de la nation et aux services publics qui y concourent (..)". Rien ne s'oppose à cette utilisation de l'article 11. On peut même se demander pourquoi le Président n'y a pas eu recours plus tôt pour consulter le peuple souverain sur des sujets qui ont provoqué de lourds clivages durant son premier quinquennat, comme la réforme territoriale ou la RGPP, réforme qui concrétise le choix de ne pas remplacer un fonctionnaire sur deux. 

Le référendum d'initiative partagée

La profession de foi du Président en faveur du référendum relève donc davantage de la "révélation"  que d'une réflexion engagée depuis de longues années. Si l'on envisage le quinquennat qui s'achève, on croit déceler au contraire un certain mépris à l'égard de cette procédure. C'est ainsi que la révision constitutionnelle de 2008 a prévu une nouvelle rédaction de l'article 11, permettant un référendum "organisé à l'initiative d'un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales". Contrairement à ce qui a été affirmé, il ne s'agit pas  d'un référendum d'initiative populaire, mais d'une initiative parlementaire, l'aval du peuple n'étant qu'une condition supplémentaire de sa mise en oeuvre (1/10 du corps électoral représente environ 4 500 000 électeurs). En outre, le référendum n'a lieu que si le parlement n'a pas examiné préalablement la proposition. Malgré ces restrictions, ce nouveau référendum "d'initiative partagée" constitue l'instrument d'une expression de la minorité qui peut ainsi obtenir l'arbitrage du peuple sur ses propositions. Cette réforme ne répond-elle pas à la volonté du Président de la République de "redonner la parole aux Français" ?

Hélas, ce référendum d'initiative partagée est inappliqué, car la loi organique qui doit en assurer la mise en oeuvre n'est toujours pas votée. Le projet de loi a été déposé en décembre 2010, pour finalement parvenir en discussion en décembre 2011, soit trois années après la révision.  Il vient précisément d'être voté le 10 janvier 2012, ce qui signifie qu'il ne sera pas en vigueur avant la fin du quinquennat. Bonne illustration de l'intérêt porté par l'Exécutif à l'institution du référendum.


mardi 14 février 2012

La Cour européenne au secours de la presse people

La Cour européenne des droits de l'homme vient de rendre, le 7 février 2012, deux décisions consacrées à cet équilibre toujours si difficile à réaliser entre la liberté de presse et le droit au respect de la vie privée. 

La première décision, Axel Springer AG c. Allemagne, trouve son origine dans un recours d'un organe de presse, en l'espèce le journal Bild, qui avait publié plusieurs articles relatifs à l'arrestation pour détention et consommation de cocaïne d'un acteur célèbre, incarnant un commissaire de police dans une série télévisée récente, très regardée outre-Rhin. Ce dernier a obtenu du tribunal de Hambourg l'interdiction de ces publications, au motif qu'elles portaient atteinte à la "protection de sa personnalité", que l'on peut définir comme le droit à la réputation, considérée comme un élément de la vie privée de la personne. 

La seconde décision, Von Hannover c. Allemagne, trouve à l'inverse son origine dans la requête d'un couple célèbre, composé d'une ressortissante monégasque et d'un ressortissant allemand. Ils se plaignent du refus des tribunaux allemands d'interdire la publication par "Frau Im Spiegel" de photographies qu'ils considèrent comme portant atteinte à leur vie privée et à celle de leur famille.

La prééminence de la liberté de presse

Dans les deux cas, la Cour européenne fait prévaloir la liberté de presse (article 10 de la Convention) sur la vie privée (article 8). 

Dans la décision Axel Springer, elle considère que l'interdiction prononcée à l'encontre de Bild par les tribunaux allemands constituait bien une ingérence dans la vie privée du requérant, mais que cette ingérence n'était pas "nécessaire dans une société démocratique", au sens de la Convention. En effet, le journal, en rappelant les conditions d'arrestation de l'acteur, se bornait à reprendre des informations publiques et même confirmées par le procureur. Rien ne justifiait donc une mesure d'interdiction aussi rigoureuse. Dans le second cas, la Cour constate que les juges allemands ont réalisé un arbitrage équilibré entre les deux libertés en cause, en estimant que les photos litigieuses contribuaient à un "débat d'ordre général".  

Si l'on étudie ces deux décisions au seul regard du droit européen (voir en particulier l'excellente chronique de N. Hervieu dans la lettre ADL), on constate une certaine évolution. Une comparaison s'impose en effet avec un premier arrêt Von Hannover c. Allemagne du 24 juin 2004. La Cour avait alors estimé que la publication de photos, dont certaines prises à l'insu des intéressés, et toujours dans des activités privées constituaient une violation de l'article 8. Aujourd'hui, la Cour estime que la maladie du Prince Rainier n'est pas un élément de sa vie privée et de celle de sa famille, mais relève d'un "débat d'ordre général", notion aux contours suffisamment flous pour justifier beaucoup de publications des tabloïds. 

Les critères de la vie privée

L'arrêt Von Hannover, celui de 2012, n'est pas sans rappeler la naissance même de la notion  de "vie privée" en droit français. En 1858, le tribunal civil de la Seine condamne la publication d'une photo de la comédienne Rachel sur son lit de mort. Le ministère public proclame alors : "Quelque grande que soit une artiste, quelque historique que soit un grand homme, ils ont leur vie privée distincte de leur vie publique, leur foyer domestique séparé de la scène et du forum. Ils peuvent vouloir mourir dans l'obscurité quand ils ont vécu, ou parce qu'il ont vécu, dans le triomphe". Etrange proximité avec l'affaire Von Hannover, dans laquelle les requérants se plaignaient finalement d'être harcelés par des journalistes en quête d'informations sur la maladie du prince monégasque. 

Rachel sur son lit de mort. 1858

En schématisant quelque peu, on peut considérer que la jurisprudence française relative à la protection de la vie privée repose essentiellement sur la notoriété de la personne. La vie privée du simple "quidam" doit être protégée avec davantage de rigueur que celle de la célébrité qui s'expose volontairement à la vue des autres. Cela ne signifie pas que la notoriété conduise à lever toute protection, mais l'atteinte à la vie privée s'apprécie alors selon deux critères.

L'abri de la vie privée

Le premier conduit à s'interroger sur les conditions de divulgation des informations ou des images contestées. Lorsque cette divulgation a lieu à l'insu de la personne, l'atteinte à la vie privée est clairement établie. Dès 1855, le tribunal civil de la Seine avait ainsi jugé "qu'un artiste n'a pas le droit d'exposer un portrait, même au Salon des Beaux-Arts, sans le consentement et surtout contre la volonté de la personne représentée". Il avait alors interdit en référé l'exposition du portrait de la directrice des Soeurs de la Providence. Ce principe repose aujourd'hui sur l'article 9 du code civil ou sur l'article 226-1 du code pénal, selon la voie de droit choisie par le requérant.

Le second critère est plus délicat car il relève d'une appréciation largement psychologique. La victime avait-elle le sentiment d'être à l'abri des regards lorsque la photo a été prise ? Avait elle fait l'effort de cacher aux regards indiscrets les informations confidentielles divulguées ? L'espace privé est, par hypothèse, celui où la personne se sent à l'abri et c'est lui qu'il convient de protéger.

Ces deux critères ne sont pas ignorés de la Cour européenne qui les mentionne dans ses décisions. La première décision Von Hannover de 2004 reposait d'ailleurs entièrement sur le fait que les photos dont les requérants contestaient la publication avaient été prises "de manière clandestine, à une distance de plusieurs centaines de mètres, probablement d'une maison avoisinante". Les requérants étaient alors victimes d'une ingérence dans leur vie privée, alors même qu'ils bénéficiaient d'une "espérance légitime" de pouvoir vivre à l'abri, dans un espace purement privé. L'espace de la vie privée est donc finalement celui où l'on peut espérer être tranquille.

Le critère de "l'intérêt général" au secours de la presse people 

Sur ces poins, les décisions de la Cour européenne rejoignent totalement la jurisprudence française. Il n'en est pas tout à fait de même pour le critère de "l'intérêt général" mis cette fois en avant par la Cour. Dans l'affaire Axel Springer, elle considère que le récit et les photos de l'arrestation d'un acteur célèbre présentent un "certain intérêt général", dès lors qu'il s'agit de rendre compte d'une affaire judiciaire déjà rapportée par le bureau du procureur. Dans l'affaire Von Hannover, les photos de la famille princière en vacances aux sports d'hiver constituent une "contribution à un débat d'intérêt général", dès lors que la presse se posait des questions sur l'état de santé du prince Rainier de Monaco.

Ce critère suscite un certain malaise. Est-il désormais suffisant d'invoquer l'intérêt général pour pouvoir étaler dans les journaux l'état de santé d'une personne ou nuire définitivement à sa réputation, alors même qu'arrêtée, elle demeure juridiquement innocente ? En tout cas, cette appréciation de "l'intérêt général" permet de faire prévaloir la liberté de presse sur la vie privée dans pratiquement tous les cas de figure.

Pour le moment,  les juges français n'ont pas repris ce critère, et on ne peut que s'en réjouir. Il se situe en effet dans la droite ligne d'une jurisprudence très influencée par une conception anglo-saxonne de la liberté d'expression, extrêmement compréhensive à l'égard des atteintes à la vie privée des personnes célèbres. La prolifération des journaux "people" et autres tabloïds en est d'ailleurs la meilleure illustration, hélas.



dimanche 12 février 2012

L'hébergement d'urgence comme liberté fondamentale

Au moment où le froid a malheureusement provoqué le décès de plusieurs personnes sans abri, le Conseil d'Etat a rendu, le 10 février 2012, une ordonnance de référé particulièrement remarquée. Il consacre le droit à l'hébergement d'urgence comme une "liberté fondamentale", justifiant, le cas échéant, une injonction du juge administratif pour en imposer le respect. L'association Droit au Logement (DAL) a immédiat salué cette décision "historique", estimant que cette jurisprudence devrait bientôt conduire à la réquisition de logements vacants par les préfets. 

Une mesure d'urgence.

M. Karamoko F. habitait un immeuble à Gentilly, entièrement détruit par un incendie le 17 janvier 2012. Après le sinistre, il a été hébergé une nuit par la mairie de Gentilly, puis une seconde nuit par le service de veille sociale de la région Ile de France. A l'issue de ces deux nuits, tout hébergement lui a été refusé, et il s'est donc retrouvé sans abri. Il a alors saisi le tribunal administratif, afin d'obtenir une mesure d'urgence, plus précisément un référé-liberté. Aux termes de l'article 521du code de justice administrative, le juge peut en effet, dans une situation d'urgence, "ordonner toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté"à laquelle une personne publique aurait "porté une atteinte grave et manifestement illégale". M. Karamoko F. n'a pas obtenu une telle mesure du tribunal administratif le 3 février 2012. 

Le Conseil d'Etat va, quant à lui, lui offrir une satisfaction, certes purement morale. Il reconnait en effet que cette mesure d'urgence est possible dans le but de protéger le droit à un hébergement d'urgence, considéré donc comme une liberté fondamentale. Mais en l'espèce, le prononcé d'une telle injonction est inutile, puisque le requérant a obtenu un hébergement d'urgence la veille de l'audience du Conseil d'Etat. Ce refuge providentiel vient à point, et la Haute Juridiction considère en conséquence qu'il n'y a pas lieu de statuer. 

Chacun sait que le Conseil d'Etat effectue généralement ses revirements de jurisprudence en deux temps. Une première décision, comme celle qui vient d'être rendue, commence par faire évoluer le raisonnement juridique, reconnaître un nouveau principe ou adopter une nouvelle interprétation de la règle de droit, avant de rejeter la requête dans le cas d'espèce. C'est très précisément ce que vient de faire la Haute Juridiction. Il reste donc à attendre la seconde décision qui reprendra ce raisonnement juridique pour le mettre en oeuvre, cette fois de manière positive.




Easter Parade. Charles Walters 1948
Judy Garland et Fred Astaire dans "Couple of Swells"
Deux sans-abri hébergés chez les Vanderbilt ...


Autonomie du droit à l'hébergement

La loi DALO du 5 mars 2007 énonce, dans son article 4, que toute personne accueillie dans un hébergement d'urgence "a le droit d'y rester jusqu'à ce que lui soit proposée une place en hébergement stable ou un logement adapté à sa situation". Cet article 4 figure dans le titre I de la loi consacré au "droit au logement". L'hébergement est présenté comme "stable", c'est à dire impliquant une prise en charge durable de la personne sans abri.

Le Conseil d'Etat préfère s'appuyer sur l'article 73 de la loi du 25 mars 2009 de mobilisation pour le logement et la lutte contre l'exclusion. Elle introduit dans le code de l'action sociale et des familles un article L 345-2-2 qui énonce que "toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique et sociale a droit à un hébergement d'urgence". On notera la différence entre les deux textes. Le premier demande un hébergement "stable", le second envisage un hébergement "d'urgence", répondant à une situation de crise, par là-même précaire. 

La Haute Juridiction aurait pu considérer que la loi de 2009 avait pour objet de mettre en oeuvre celle de 2007, l'hébergement d'urgence étant considéré comme l'une des facettes du "droit au logement opposable". Elle a choisi de rappeler que les personnes sans-abri sont  des citoyens titulaires de droits. Cette démarche proclamatoire n'est sans doute pas inutile, mais entraine le risque d'une distinction qui pourrait se révéler fâcheuse entre le logement décent et l'hébergement précaire. 

Contrôle du juge

Après cette affirmation, le Conseil d'Etat prend soin de définir avec précision l'étendue de son contrôle. Il énonce que "l'atteinte grave et illégale" au droit à l'hébergement d'urgence ne peut être constatée qu'en cas de "carence caractérisée" des autorités publiques. Cette formule impose un contrôle des "diligences accomplies par l'administration en tenant compte des moyens dont elle dispose ainsi que de l'âge, de l'état de santé et de la situation de famille de la personne intéressée".

En l'espèce, le juge ne statue pas sur le fond, puisque M. Karamoko F. a finalement bénéficié d'un hébergement d'urgence. La formule employée montre clairement cependant que le Conseil d'Etat reconnait que l'administration n'a dans ce domaine qu'une obligation de moyens. Comme pour le "droit au logement opposable", le droit l'hébergement se heurte à l'impossibilité matérielle de mettre en oeuvre les engagements de l'Etat. Le nombre de places est insuffisant, et l'administration se voit contrainte de faire un tri entre les demandeurs, privilégiant ceux qui sont en mauvaise santé, ou qui ont une charge de famille. Le Conseil d'Etat n'ignore rien de ces difficultés matérielles, et il prend garde d'apprécier les efforts de l'administration "en tenant compte des moyens dont elle dispose".  Cette prudence ne laisse pas augurer une décision qui viendrait directement enjoindre aux préfets de réquisitionner des logements vacants. Ne serait-ce que parce que, dans les "moyens dont dispose l'administration", il y a d'abord le recours aux locaux publics dont l'utilisation est beaucoup moins onéreuse qu'une réquisition de biens privés, qui implique nécessairement l'indemnisation des propriétaires.

De la même manière que l'on a consacré le "droit au logement sans logements", on garantit "le droit à l'hébergement d'urgence sans hébergements". Le Conseil d'Etat proclame un droit, ce qui donne satisfaction aux associations, mais il constate aussi la nécessité de gérer la pénurie, ce qui donne satisfaction aux administrations. Hélas, il est assez fréquent que l'on consacre un droit avec une solennité d'autant plus grande que l'on n'est pas en mesure de le faire respecter.




jeudi 9 février 2012

Google face à l'Europe

Le mardi 24 janvier 2012, Google a annoncé la mise en place de nouvelles règles de confidentialité au profit de ses utilisateurs. L'entreprise précise qu'il s'agit de "faire évoluer près de soixante règles de confidentialité distinctes, et de les remplacer par une nouvelle version unique, à la fois complète, concise et simple à lire". Ces règles de confidentialité expliquent ensuite les données qui sont collectées, l'utilisation qui en est faite, les fonctionnalités proposées à l'usager  dont les modalités d'accès et de rectification. En tout état de cause, ces règles nouvelles ne présentent aucun caractère contractuel et présentent plutôt l'apparence d'une sorte de "code de déontologie" que l'entreprise s'engage à respecter.

Cette volonté d'élaborer une démarche cohérente en matière de protection des données et de la rendre mieux accessible aux utilisateurs inspire plutôt la sympathie. Ces derniers ont ainsi été informés de cette nouvelle politique à la fois sur la page d'accueil de Google et souvent par courriel. Mais ne soyons pas naïfs, cette centralisation des données offre également des avantages à l'entreprise qui pourra ainsi développer des profils plus précis de ses 350 millions d'utilisateurs, et adapter en conséquence sa politique publicitaire. Derrière la protection de la vie privée se cache donc une démarche de profilage et de repérage.

Le droit selon Google

La question est évidemment posée du contrôle juridique de cette politique de confidentialité. Et force est de constater que Google entend plus ou moins ouvertement développer et faire prévaloir son propre droit. L'entreprise le reconnait avec franchise. Dans la rubrique "Respect de la réglementation", elle affirme  : "Nous vérifions régulièrement que nous respectons les présentes Règles de confidentialité. Nous nous conformons (..) à plusieurs chartes d'auto-régulation". On ne peut affirmer plus clairement que Google accepte de respecter quelques règles, à la condition que la firme les ait elle-même élaborées. 

Sa position vis à vis à du droit des Etats confirme cette approche. Google évoque alors les "autorités locales chargées de protection des données", autorités locales et non pas nationales, comme si les territoires étatiques étaient placés sous l'administration bienveillante de la firme. Quoi qu'il en soit, Google n'envisage pas de se soumettre aux législations des différents Etats, mais accepte seulement de "coopérer" avec ces "autorités locales", et uniquement pour résoudre les litiges qui n'auraient pas pu être résolus par une contact direct entre l'entreprise et les utilisateurs. Le droit des Etats n'est donc plus qu'une voie subsidiaire de règlement des litiges.

Jean-Luc Godard. Alphaville. 1965


Les réticences du G29

L'unilatéralisme de la firme a évidemment suscité quelque émoi parmi les institutions chargées de la protection des données, qui se réunissent, au sein de l'Union européenne, dans un groupe informel surnommé le "G29". Ce groupe, créé par l'article 29 de la directive du 24 octobre 1995 (d'où son nom) regroupe les 27 autorités indépendantes chargées de la protection des données dans les 27 pays de l'UE.  S'il n'a pas de pouvoir de décision, il offre cependant une expertise précieuse aux autorités de l'Union européenne, et plus précisément à la Commission.

Pour prendre le temps d'expertiser les nouvelles règles de confidentialité de Google, le président du G29, M. Jacob Khonstamm, a demandé, dans une lettre du 2 février adresse au Président de Google, "une pause" dans leurs mise en oeuvre. Son objet est de "faire en sorte qu'il ne puisse y avoir aucun malentendu quant aux engagements de Google pour les droits d'information de leurs usagers et des citoyens de l'UE". La CNIL française a été chargée de réaliser un audit de ces nouvelles règles, pour apprécier leur conformité aux droits des Etats membres et au droit de l'Union.

Pour le moment, Google refuse cette demande. L'entreprise explique qu'elle a prévenu les différentes institutions européennes concernées, et qu'elle maintient donc sa décision de mettre en oeuvre ces nouvelles règles de confidentialité le 1er mars 2012. De son côté, la CNIL française affirme qu'elle n'a été informée que deux jours avant l'annonce officielle de ces nouveaux standards de confidentialité. D'autres autorités, comme la DPA néerlandaise précisément présidée par M. Khonstamm, n'ont même pas été informées du tout.

L'affaire illustre malheureusement une tendance des entreprises américaines qui ignorent superbement le droit des pauvres "natives" européens. Pour le moment, Google peut agir ainsi car le G29 ne dispose d'aucun moyen de contrainte à son égard. Reste tout de même que le droit de la protection des données n'est pas élaboré par les entreprises mais par les Etats et les instances communautaires. A cet égard, Google est simplement un sujet de droit, comme n'importe quel citoyen ou n'importe quelle entreprise. Et si la concertation n'aboutit pas, du fait de la mauvaise volonté du principal intéressé, peut être l'Union européenne et les Etats membres devront-ils réfléchir et se tourner vers des instruments juridiques plus contraignants ?

Les citoyens de l'Union européenne qui se voient interdire d'accéder à des sites de téléchargement au nom des droits légitimes de propriété des "Majors" américaines verraient sans d'un mauvais oeil une entreprise américaine écarter avec mépris le droit communautaire. Ou alors doit-on considérer que ces firmes invoquent le droit quand il leur rapporte de l'argent, et le récuse quand il leur impose des contraintes ?