« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 31 décembre 2011

Un coup d'arrêt à la concentration des autorités indépendantes ?


Dans une lettre adressée à Christian Vanneste, député du Nord (UMP), et que ce dernier rend publique sur son site personnel, le ministre de la culture, Frédéric Mitterrand, se déclare défavorable à la fusion entre l'Autorité de régulation des communications électroniques (Arcep), le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) et la Haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur internet (Hadopi).

Le rapport Vanneste-Dosière

Ce courrier apparaît comme une réponse, quelque peu tardive, au rapport parlementaire co-rédigé par Christian Vanneste avec René Dosière (député de l'Aisne, PS) sur  les autorités administratives indépendantes au nom du comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques. Publié en octobre 2010, ce rapport se prononce pour "un effort de rationalisation passant par des regroupements".

Au moment de la publication du rapport, on recense en effet une bonne quarantaine d'autorités indépendantes, et leur déploiement ne repose sur aucune idée directrice ni démarche prospective. La notion même d'autorité indépendante n'a jamais été clairement élucidée. S'il est vrai que leurs membres bénéficient généralement d'un statut d'indépendance et qu'elles ne sont pas soumises au pouvoir hiérarchique, leur nature administrative ne fait cependant aucun doute. Certaines, comme la CNIL ou le CSA prennent des décisions administratives. Le plus souvent cependant, elles se présentent comme des commissions consultatives ordinaires, ce qui signifie qu'elles rendent des avis que l'autorité dotée du pouvoir de décision n'est pas tenue de suivre. A l'origine limitées aux secteurs de la régulation économique ou de la médiation avec les administrés, elles ont peu à peu envahi l'ensemble de l'espace administratif, y compris le plus régalien comme la défense ou la justice. Si le succès de la formule témoigne de son enracinement dans le droit positif, il révèle aussi une véritable dispersion de ces autorités, dont la visibilité même se trouve affectée.

Les regroupements en cours

Bien avant le rapport Vanneste-Dosière, le législateur s'était déjà efforcé d'opérer des regroupements entre différentes autorités administratives indépendantes exerçant leurs missions dans des secteurs connexes. La loi du 1er août 2003 fusionne la Commission des opérations de Bourses, le Conseil des marchés financiers et le Conseil de discipline de la gestion financière. Mais le rapport Vanneste-Dosière propose une fusion plus ambitieuse, qui va se traduire par la loi du 29 mars 2011 qui fédère le Médiateur, le Défenseur des enfants, la Commission nationale de déontologie de la sécurité et la Halde au sein d'une unique autorité indépendante : le Défenseur des droits.

Dans ce contexte, il pouvait  sembler logique de mettre en oeuvre un troisième rapprochement, directement issu du rapport Vanneste, celui entre l'Arcep, le CSA et l'Hadopi.

Marcel Burtin. 1902-1979. Tableau des autorités administratives indépendantes

La logique du regroupement Arcept, CSA, Hadopi

Dans ses rapports de 2006 et 2009, la Cour des comptes s'interrogeait déjà sur l'intérêt d'une gestion éclatée du spectre des fréquences, distinguant l'usage audiovisuel et les communications électroniques, alors même que c'est le Premier ministre qui attribue les fréquences à chacun des deux secteurs. Le passage au numérique impose la fin de la spécialisation des réseaux, qui peuvent désormais être indifféremment affectés soit au l'audiovisuel, soit aux communications électroniques. Le mode de régulation du CSA, qui reposait sur l'idée que les réseaux étaient une ressource rare, est aujourd'hui mis en cause. Avec l'avènement du numérique, les sociétés de télévision sont aujourd'hui concurrencées par les opérateurs internet. Cette "convergence numérique" remet ainsi en question le partage des compétences entre l'Arcep et le CSA.

L'Hadopi, quant à elle, est présentée comme "une réponse ponctuelle à un problème spécifique" par Messieurs Vanneste et Dosière. S'il est vrai que la lutte contre le piratage et la protection des droits des auteurs sont des préoccupations parfaitement légitimes, les auteurs du rapport considéraient qu'il n'était pas pour autant indispensable de créer une autorité indépendante spécialement compétente dans ce domaine. L'Arcep, chargée de réguler les communications électroniques, ou le CSA compétent en matière de contenus, auraient pu, à leurs yeux, assumer les compétences qui sont celles de l'Hadopi.

Les motifs du refus

Le ministre de la Culture refuse pourtant d'envisager un regroupement de ces autorités,

- Pour la fusion CSA/Hadopi, le ministre s'aligne sur la poisition du Premier ministre qui avait affirmé que "fusionner les deux autorités reviendrait à dénaturer l'une et l'autre". Alors que ces deux autorités sont bien connues pour leur sourde rivalité, cette décision conforte le CSA qui conserve la mission de régulation des contenus, alors que l'Hadopi reste cantonné aux seules questions de droit d'auteur. Et nul n'ignore qu'elle rencontre bien des difficultés pour faire appliquer la loi qui l'a instituée. D'une certaine manière, le ministre refuse de prendre position dans le conflit, et renvoie chaque autorité à ses compétences propres.

- Pour la fusion Arcep/CSA, Frédéric Mitterrand évoque un risque de voir pénétrer les préoccupations économiques dans la mission de respect du pluralisme. Il est vrai que l'Arcep a d'abord pour mission de garantir la libre concurrence entre les opérateurs, alors que le CSA s'attache essentiellement au pluralisme des contenus. Par ce refus, le ministre donne satisfaction aux milieux de la culture qui ne sont pas favorables à une telle fusion. Sur ce second projet de fusion, on ne peut qu'être sensible aux arguments du ministre qui s'efforce de protéger le contrôle des contenus des préoccupations mercantiles. 

Plus généralement, sa décision met un frein au mouvement de fusion des autorités indépendantes dont les création du Défenseur des droits est l'élément le plus visible. 

De manière implicite, c'est la question du bien-fondé de ce premier regroupement qui est posée. Car le Défenseur des droits fusionne des autorités indépendantes dont le moins que l'on puisse dire est qu'elles ont encore moins de points communs que celles que Frédéric Mitterrand refuse de regrouper. Il est vrai qu'il s'agissait alors de mettre fin aux activités d'une  Halde  très dispendieuse et pour le moins gaffeuse, et d'un Médiateur dont chaque rapport constituait un réquisitoire contre les politiques gouvernementales en matière sociale.On doit donc en déduire que la fusion des autorités indépendantes n'est une bonne chose que lorsqu'il s'agit de les replacer sous contrôle gouvernemental.

mercredi 28 décembre 2011

Le "crime" de Florence Hartmann ou les secrets du TPIY


Le lundi 26 décembre, le ministère des affaires étrangères a annoncé qu'il refusait de donner suite à l'arrêt rendu le 16 octobre par la Chambre d'appel du tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), qui ordonne aux autorités françaises "de rechercher, d'arrêter, d'écrouer et de remettre rapidement au tribunal" madame Florence Hartmann. Quel crime de guerre a donc commis cette ancienne journaliste du Monde et porte-parole du procureur du TPIY de 2000 à 2006 ?

Le "crime" de Madame Hartmann

Nous pouvons être rassurés. Notre compatriote n'a pas participé à des massacres, elle s'est bornée à écrire un livre publié en 2007 et intitulé "Paix et Châtiment". Elle y fait état de deux décisions de la chambre d'appel du TPIY rendues dans le cadre du procès Milosevic. Selon elle, ces décisions auraient permis de mettre en évidence le rôle de la Serbie dans le génocide de Srebenica qui a fait 8000 victimes bosniaques en 1995. Le problème est que le TPIY avait décidé de conserver la confidentialité de ces deux décisions, et c'est précisément parce qu'elle a rompu ce secret que Florence Hartmann est poursuivie. 

En première instance, elle a été condamnée à payer une amende de 7000 € par une décision du 14 septembre 2009,. Ayant refusé d'obtempérer, Florence Hartmann a ensuite été condamnée pour "Contempt of Court" par une décision de la Chambre d'appel du TPIY, intervenue le 19 juillet 2011. C'est évidemment cette seconde décision qui constitue le fondement du mandat d'arrêt que les autorités françaises refusent d'exécuter. 

Le refus d'extrader

Le communiqué du Quai d'Orsay mentionne que "les textes qui organisent la coopération entre le TPIY et la France ne s'appliquent qu'aux crimes graves que ce tribunal a pour mission de juger". Le "Contempt of Court" ne figure pas au nombre de ces "crimes graves" et ne justifie donc pas la remise de Madame Hartmann au Tribunal. 

Le texte qui "organise la coopération entre le TPIY et la France" est la loi du 2 janvier 1995 portant adaptation de la législation française aux dispositions de la résolution 827 du Conseil de sécurité des Nations Unies instituant le TPIY en vue de juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l'ex-Yougoslavie depuis 1991. De toute évidence, Florence Hartmann n'a pas commis  "des infractions graves aux Conventions de Genèves du 12 août 1949, des violations des lois et coutumes de la guerre, un génocide ou des crimes contre l'humanité". Ces dispositions figurant dans l'article 1er de loi constituent le champ d'application de la coopération entre la France et il ne fait guère de doute que la divulgation d'informations considérées comme confidentielles, voire le refus de se soumettre à un jugement du TPIY, ne sauraient être analysés comme des violations du droit humanitaire. 

On doit au contraire considérer qu'agissant ainsi, la France se borne à respecter la Convention européenne des droits de l'homme qui dans son article 10 consacre la liberté de presse comme un élément de la liberté d'expression.



Une justice politique 

Le "crime" commis par madame Hartmann ne justifie pas qu'elle soit jetée sur la paille humide des cachots de Scheveningen.  On devrait plutôt la remercier d'avoir mis en lumière quelques aspects pour le moins surprenants de la justice rendue par le TPIY. Celui-ci reproche à la journaliste d'avoir violé le secret attaché à deux décisions de justice. Car le TPIY rend donc des décisions secrètes ?

Le TPIY considère que "la conduite de l'accusée pourrait dissuader des Etats souverains de fournir des éléments de preuve au Tribunal dans le cadre de leur coopération avec celui-ci". En l'espèce, Florence Hartmann affirme que le TPIY aurait rendu ces deux décisions sous l'influence du substitut principal, le britannique Geoffrey Nice, qui se serait efforcé d'obtenir l'abandon des charges contre la Serbie. Est-ce à dire que les charges retenues contre les uns ou les autres sont le résultat d'un lobbying ou d'une négociation ? Et à l'issue de cette négociation, suffirait-il d'une décision secrète pour interdire toute poursuite à l'égard des crimes les plus révoltants ? 

L'affaire Hartmann éclabousse bien davantage le TPIY que la journaliste qu'il condamne. Elle montre une juridiction qui rend des décisions politiques dans une opacité totale. Et une juridiction qui rend des décisions politiques ne rend plus la justice. Et la justice politique est à la justice ce que la musique militaire est à la musique, comme disait Clemenceau. 
 

lundi 26 décembre 2011

QPC : Garde à vue et libre choix du défenseur

Par une décision du 23 décembre 2011, le Conseil d'Etat a renvoyé au Conseil constitutionnel une QPC portant sur l'article 706-88-2 du code de procédure pénale, dont la rédaction est issue de la loi du 14 avril 2011 relative à la garde à vue. Ce texte prévoit que, lorsqu'une personne est gardée à vue pour une ou plusieurs infractions liées au terrorisme ou à la grande criminalité, le juge des libertés et de la détention ou le juge d'instruction peut décider qu'elle sera assistée par un avocat "désigné par le bâtonnier sur une liste d'avocats habilités, établie par le bureau du Conseil national des barreaux".

Dès le mois d'octobre, le Conseil national des barreaux, par la voix de son Président, s'était élevé contre ce dispositif et on pouvait penser que ce désaccord allait se concrétiser par le dépôt d'une QPC. Le 24 octobre, LLC avait annoncé que celle-ci interviendrait sans doute à l'initiative d'une personne poursuivie. En réalité, les avocats n'ont pas eu  besoin d'attendre un contentieux. Ils ont tout simplement contesté la légalité du décret du 14 novembre 2011 organisant l'application des dispositions nouvelles, et profité de ce contentieux pour déposer une QPC. 

Il est vrai que la légalité du décret est, en soi, parfaitement contestable. Le texte réglementaire impose en effet que le nombre des avocats désignés par le bâtonnier soit égal ou inférieur à 10 % des inscrits au Barreau. Cette restriction, non prévue par la loi, pourrait entraîner l'illégalité du texte réglementaire pour incompétence. De la même manière, un moyen tiré de la non conformité au principe de libre choix du défenseur, tel qu'il est reconnu par la Convention européenne des droits de l'homme, a de bonnes chances de prospérer. 

Le libre choix du défenseur

La QPC permet d'envisager la conformité du texte aux libertés publiques, et plus particulièrement au principe du libre choix du défenseur. A priori, l'article 706-88 al. 2 lui porte une atteinte évidente puisqu'il impose à la personne gardée à vue de choisir son avocat dans une liste préalablement établie. La seule difficulté réside dans l'absence de consécration de ce principe par une norme de valeur constitutionnelle. 

Il figure dans la loi, y compris celle du 14 janvier 2011, qui prévoit que, dès le début de la garde à vue, la personne peut demander à être assistée par un avocat. "Si elle n'est pas en mesure d'en désigner un ou si l'avocat choisi ne peut être contacté", un avocat commis d'office peut être désigné par le bâtonnier. La loi fait donc prévaloir le libre choix du défenseur sur toute autre modalité de désignation.

De son côté, la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit dans son article 6 § 3 :que "tout accusé a droit notamment à se défendre lui-même ou avoir l'assistance d'un défenseur de son choix". Dans l'état actuel du droit, c'est donc la Convention européenne qui garantit le libre choix du défenseur, et non pas une norme constitutionnelle.

Les bons vivants. Gilles Grangier. 1965.Bernard Dhéran, Andréa Parisy, Darry Cowl.


Les restrictions au libre choix de l'avocat 


Reste que ce principe est loin d'être absolu. Dans un arrêt Croissant c. Allemagne du 25 septembre 1992, la Cour précise que des atteintes au libre choix du défenseur peuvent intervenir "lorsqu'il existe des motifs pertinents et suffisants de juger que les intérêts de la justice le commandent".La Cour admet donc des restrictions à ce libre choix, par exemple lorsque les frais de représentation sont supportés par l'Etat dans un système d'aide judiciaire. 

L'atteinte au libre choix doit être justifiée par "les intérêts de la justice", et c'est précisément le point qui pose problème dans le cas de l'article 706-88 al. 2 du code de procédure pénale. Ce dernier reste muet sur les motifs qui ont conduit le législateur à prévoir une liste d'avocats habilités par les Barreaux pour assister les personnes suspectées d'infractions liées au terrorisme ou à la grande criminalité. 

Seul le rapport de l'Assemblée nationale sur le projet de loi justifie cette mesure par deux séries d'arguments a contrario : "Le premier risque résidera dans la possibilité que la personne gardée à vue soit assistée par un avocat défendant la même cause idéologique qu'elle. Le risque de fuites serait alors considérable. Le second risque sera, compte tenu de la personnalité, de la dangerosité et des moyens dont disposent certains auteurs d'actes de terrorisme que des pressions soient exercées par les personnes gardées à vue sur les avocats désignés pour qu'ils préviennent leurs complices ou fassent disparaître des preuves". On ne peut affirmer plus clairement que les motifs de la restriction au libre choix de l'avocat sont  liés à l'absence de confiance accordée aux défenseurs par le législateur. Cette méfiance fonde une procédure qui ressemble beaucoup à un régime préventif. La liberté de choix de l'avocat est, en quelque sorte, soumise à une forme subtile d'autorisation préalable. A cet égard, la procédure nouvelle marque une rupture par rapport au régime répressif traditionnel qui prévoit des sanctions très lourdes à l'encontre de l'avocat qui entrave le déroulement d'une enquête, mais ne croit pas opportun de lui faire un procès d'intention.

Sur un plan plus concret, on doit s'interroger sur la manière dont les Barreaux sont censés mettre en oeuvre une telle disposition. Pour dresser la liste des avocats "défendant la même cause idéologique" qu'un mouvement terroriste, ils devront inévitablement ficher les opinions politiques de leurs membres, ce qui est évidemment contraire aux dispositions de la loi du 6 janvier 1978 sur l'informatique, les fichiers et les libertés. 

De même, pour désigner les avocats susceptibles de subir des "pressions", il apparaît indispensable de faire l'analyse des vulnérabilités des avocats. Les Barreaux doivent-ils se transformer en officines de renseignement, dès lors qu'ils sont fondés à délivrer une "habilitation" ? La question se pose de manière très concrète, puisque, dans beaucoup de dossiers d'infractions liées au terrorisme, figurent des informations provenant du renseignement. Comment des Barreaux, qui ne disposent eux-mêmes d'aucune sorte d'habilitation, seraient-ils compétents pour habiliter leurs membres à connaître des informations classifiées, et bien entendu, à réaliser l'enquête qui précède cette habilitation ? 

Les motifs qui fondent la restriction ainsi posée au libre choix de l'avocat semblent peu en rapport avec "les intérêts de la justice" et on a un peu le sentiment que le législateur se borne à renvoyer aux Barreaux une question qui l'embarrasse. 

La faiblesse même des arguments développés à l'appui de cette procédure offre au Conseil constitutionnel  l'opportunité de reconnaître valeur constitutionnelle au principe du libre choix du défenseur. Saisira-t- il cette occasion ?

vendredi 23 décembre 2011

Loi mémorielle et police de l'histoire

L'Assemblée nationale vient d'adopter en première lecture la loi "visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi". Sans qu'il soit mentionné directement, c'est la contestation du génocide arménien de 1915 qui est visée, dès lors que l'infraction de contestation de la Shoah est déja sanctionnée par la loi Gayssot de 1990. En revanche, la loi du 29 janvier 2001 qui reconnaît le génocide arménien n'accompagne pas cette reconnaissance de sanction pénale en cas de contestation. C'est donc chose faite avec le texte qui vient d'être voté.

Ce texte est  le résultat d'un important lobbying exercée par les associations représentant la communauté des Français d'origine arménienne, soit environ 500 000 électeurs. C'est donc à eux qu'il faut donner satisfaction, et peu importe que la Turquie rappelle son ambassadeur et renonce à certains marchés en cours de négociation avec notre pays. La pêche aux voix impose quelquefois des sacrifices diplomatiques et financiers. 

Un marché de dupes ? 

Observons d'emblée que ces associations pourraient bien avoir passé un marché de dupes. Le Premier ministre s'est en effet abstenu de déclarer l'urgence dans le vote de cette loi. Cela signifie que la seconde lecture interviendra au Sénat...quand elle sera inscrite à l'ordre du jour, peut être après les élections législatives de 2012. Ceux qui ont de la mémoire, mais n'est-ce pas toujours le cas quand on est favorable à l'adoption de lois mémorielles ?, devraient se souvenir qu'en 2006, une proposition de loi avait été votée par l'Assemblée nationale sur le même sujet, mais qu'elle n'avait jamais été inscrite à l'ordre du jour des délibérations du Sénat.

La "loi mémorielle"

Une loi "mémorielle" peut être définie comme imposant le point de vue officiel d'un Etat sur des évènements historiques. Elle peut même interdire l'expression d'autres points de vue. La première d'entre elle est la loi Gayssot du 13 juillet 1990, dont on sait qu'elle fut adoptée dans l'émotion provoquée par la profanation du cimetière de Carpentras et qu'elle n'a pas été soumise au contrôle du Conseil constitutionnel, La seconde est précisément la loi du 29 janvier 2001 reconnaissant le génocide arménien, qualifiée d'inconstitutionnelle par le doyen Vedel. La troisième est la loi Taubira du 21 mai 2001 qui impose aux manuels scolaire d'accorder" à la traite négrière et à l'esclavage la place conséquente qu'ils méritent". 

Enfin la loi du 23 février 2005 marque, d'une certaine manière, l'apogée mais aussi la chute des lois mémorielles. Son article 4 al. 2 déclarait : "les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord et accordent à l'histoire et aux sacrifices des combattants de l'armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit". Agacés par ce nouveau texte prétendant affirmer l'existence d'une histoire officielle, dix-neuf historiens français ont alors co-signé un texte intitulé "Liberté pour l'histoire" demandant l'abrogation de ce texte et de l'ensemble des lois mémorielles.Ils ont reçu le soutien objectif du Conseil constitutionnel, qui a estimé, dans une décision du 21 janvier 2006, que la disposition litigieuse n'avait pas valeur législative. Elle avait dès lors valeur réglementaire, et le gouvernement, avec prudence, a préféré l'abroger.

Cet échec retentissant laissait augurer un abandon pur et simple des lois mémorielles, d'autant que celle qui vient précisément d'être votée est parfaitement inutile et que sa constitutionnalité est loin d'être acquise

Nicolas Poussin. Le massacre des innocents. 1628

Une loi inutile

On pourrait évidemment s'interroger sur l'intérêt d'un texte qui sacrifie les relations diplomatiques de la France aux intérêts des arrières-petits enfants des victimes d'un génocide, qui n'a pas eu lieu en France et dont aucune victime n'était française. On imagine ainsi quelle pourrait être la réaction des autorités françaises si le parlement turc votait une loi reconnaissant le génocide vendéen en 1793. Il est vrai que la diaspora vendéenne n'a pas réellement de poids électoral en Turquie, ce qui rend l'hypothèse peu probable.

Au-delà du débat politique, la question de l'utilité juridique du texte est posée, car le négationnisme à l'égard du génocide arménien est déjà sanctionné par le droit français. L'historien anglo-américain Bernard Lewis, Professeur à Princeton, avait affirmé, dans un entretien accordé au Monde le 16 novembre 1993, que les massacres et déportations intervenus en 1915 n'entraient pas dans la définition juridique du génocide. Il a finalement été condamné au civil le 21 juin 1995 par la 17è Chambre du tribunal correctionnel sur le fondement de l'article 1382 du Code civil pour manquement à ses devoirs d'historien d'objectivité et de prudence, à la suite d'un recours introduit par différentes associations arméniennes de France auxquelles s'était jointe la LICRA.Si les requérants souhaitent se placer sur le plan pénal, ils ont également la possibilité d'invoquer la diffamation.

Une loi inconstitutionnelle ? 

Reste à se poser la question de la constitutionnalité de la loi qui vient d'être votée.

Les dispositions qu'elle contient relèvent elles de l'article 34 de la Constitution qui définit une liste de domaines réservés à la loi ? La réponse à cette question est loin d'être simple. La loi de 2001 qui "reconnaît" le génocide arménien est certainement inconstitutionnelle, même si le Conseil n'a jamais été saisi. En effet, la décision du 21 janvier 2006 a estimé qu'une loi mémorielle, en l'occurrence celle fixant le contenu des manuels scolaires sur la colonisation de l'Afrique Nord n'avait pas valeur législative. Dès lors, la loi qui vient d'être votée pourrait être considérée comme inconstitutionnelle, puisqu'elle pose une sanction dont le fondement se trouve dans une loi elle-même inconstitutionnelle. Lorsqu'une  première loi est modifiée ou complétée par une seconde loi qui s'enracine dans la première, le Conseil exerce son contrôle sur la première loi et peut, le cas échéant, la déclarer contraire à la Constitution. 

Sur le fond, on doit reconnaître que l'objet de la loi est de limiter la liberté d'expression pour des motifs considérés comme étant d'ordre public. Or, la liberté d'expression qui est ici menacée est d'abord celle des historiens et des chercheurs, précisément garantie par un "principe fondamental reconnu par les lois de la République" depuis la décision du 20 janvier 1984. Le Conseil devrait donc être conduit à apprécier la proportionnalité de la sanction ainsi créée à ce principe constitutionnel, et il n'est pas évident qu'il fasse prévaloir l'histoire officielle sur la liberté d'expression des historiens.

Le seul élément à l'appui de la constitutionnalité du texte est finalement l'absence probable de recours devant le Conseil constitutionnel. Car les lois mémorielles sont ile fruit d'une police de la pensée qui stigmatise ceux qui oseraient sortir du "politiquement correct". La saisine du Conseil constitutionnel serait immédiatement dénoncée comme une négation du génocide arménien, pour ne pas dire une négation des génocides qui ont marqué notre histoire. Il ne reste qu'à espérer que le Président du Sénat saisira le Conseil ou, à défaut, que quelqu'un sera effectivement condamné sur le fondement de ce texte, si jamais il parvient à être définitivement voté. Dans ce dernier cas, la voie de la QPC serait alors ouverte, et le Conseil pourrait se prononcer. 

La mémoire et l'oubli

En attendant doit-on suggérer aux Vendéens, qui représentent un nombre conséquent d'électeurs, de demander une loi mémorielle pour reconnaître le génocide dont leurs ancêtres ont été victimes ? Ou aux Protestants de solliciter la reconnaissance officielle de la Saint-Barthélémy ? Dans leur cas, l'Edit de Nantes a déjà répondu, dès 1598, en faisant sagement prévaloir l'oubli des offenses  : "Que la mémoire de toutes choses passés depuis mars 1585 ainsi que de tous les troubles précédents demeure éteinte et assoupie comme une chose non advenue. (...) Pareillement, nous défendons à nos sujets, de quelque état et et qualité qu'ils soient d'en renouveler la mémoire, de s'attaquer, de s'injurier, de se provoquer l'un l'autre à propos de ce qui s'est passé, pour quelque cause que ce soit, d'en disputer, contester ou quereller, mais de se contenir et de vivre ensemble comme frères, amis et concitoyens".

Plus largement, doit-on aussi inviter la Sorbonne à remplacer les examens d'histoire par une comparution des candidats devant une juridiction pénale, afin de vérifier que leurs connaissances historiques sont bien conformes à la vérité officielle ? L'ignorance devient un délit, et il convient d'envisager la création d'un département carcéral dans les locaux universitaires. Tremblez, Sorbonnards, Sorbonnagres, Sorbonicoles ! 

mercredi 21 décembre 2011

Droit aux origines et accouchement sous X

La proposition de loi présentée par madame Brigitte Barèges (député UMP du Tarn et Garonne) et enregistrée le 7 décembre 2011 à l'Assemblée nationale vient, une nouvelle fois, poser la question du droit aux origines. Conformément aux conclusions du rapport parlementaire dont madame Barèges était rapporteur, rendu en janvier 2011, il  propose la suppression de l'"accouchement sous X".  Prévu par l'article 326 du code civil, celui ci est défini en ces termes  : "Lors de l'accouchement, la mère peut demander que le secret de son admission et de son identité soit préservé". Lui serait substitué un "accouchement dans le secret", formule peu claire qui consiste à garantir la confidentialité jusqu'à la majorité de l'enfant. Une fois devenu adulte, celui-ci pourrait alors, s'il le désire, avoir communication du nom de sa mère.

A l'appui de cette réforme est avancée la notion de "droit aux origines" dont serait titulaire l'enfant né "sous X". On comprend en effet le désir qu'il peut exprimer de connaître le nom de sa mère, et ainsi de reconstituer son histoire personnelle. Force est de constater cependant que le droit d'accès aux origines n'existe pas vraiment dans le droit positif.

Le droit aux origines dans le droit positif

La référence toujours citée sur le droit d'accès aux origines est la Convention de New York sur les droits de l'enfant, dont l'article 7 al. 1 dispose : "L'enfant est enregistré dès sa naissance et a, dès celle-ci le droit à un nom, le droit d'acquérir une nationalité et, dans le mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d'être élevé par eux".  Cette formulation est doublement ambigue. D'une part, le droit de connaître ses origines n'existe que "dans la mesure du possible", c'est à dire qu'il peut disparaître dans certaines hypothèses, comme l'accouchement sous X. D'autre part, la Convention évoque le "droit de connaître ses parents" et non pas le "droit aux origines". Après un accouchement sous X, l'enfant fait l'objet d'une adoption plénière, ce qui signifie que ses "parents" sont le couple qui l'a adopté. Il a donc incontestablement le droit de connaître ses parents.

La Cour européenne des droits de l'homme, de son côté, a affirmé, dans un arrêt Odièvre du 13 février 2003 que l'accouchement sous X n'est pas contraire aux articles 8 et 14 de la Convention. Il ne porte donc pas atteinte à la vie privée et n'est pas discriminatoire. L'arrêt Kearns du 10 janvier 2008 confirme cette jurisprudence, en insistant sur le fait que la mère bénéficie d'un délai de rétractation de deux mois, qui lui offre l'opportunité d'apprécier les conséquences de sa décision. La Cour européenne refuse donc d'intégrer le droit d'accès aux origines parmi les éléments relevant de la vie privée et susceptibles d'être garantis par l'article 8. Elle estime d'ailleurs que la législation française offre un équilibre satisfaisant entre les intérêts en cause. 

Le droit interne, quant à lui, connaît l'accès aux origines, mais, jusqu'à aujourd'hui ne l'a jamais consacré comme un droit. La loi du 22 janvier 2002 a ainsi créé le Conseil national pour l'accès aux origines personnelles (CNAOP). Cette autorité indépendante reçoit les demandes d'accès aux origines formulées par les enfants nés sous X. Le CNAOP prend alors contact avec la mère biologique et lui demande si elle est d'accord pour que son identité soit communiquée à l'enfant. Elle peut évidemment refuser d'accéder à cette demander, ce qui montre clairement que l'accès aux origines n'est pas un droit. 

Dans le droit positif, le droit aux origines n'existe tout simplement pas. Il est donc bien difficile de l'utiliser comme fondement d'une législation. Souvenons nous qu'en janvier 2011, les députés ont refusé de lever l'anonymat sur les dons de gamète, tout simplement parce que les professionnels de la procréation médicalement assistée redoutaient une chute considérable du nombre de donneurs de gamètes. Qu'il s'agisse des dons d'ovule ou des dons de sperme, le donneur n'agit pas pour donner naissance à un enfant, mais pour aider un autre couple à concrétiser son désir d'enfant. Il n'a donc pas envie de devoir répondre, des années plus tard, à une demande de contact formulée par l'un ou l'autre des enfants nés par une assistance médicale à la procréation.

Charlie Chaplin. Le Kid. 1921

Eléments du débat

La question de l'accouchement sous X peut évidemment être discutée.  Mais si le débat doit prendre en considération les droits de l'enfant, il doit aussi se préoccuper de ceux des autres acteurs intéressés. La mère tout d'abord a droit au respect de sa vie privée, et rien ne dit que dix huit années après son accouchement, elle souhaite voir ressurgir un passé qui peut être douloureux. Les parents adoptifs ensuite, qui ont bénéficié d'une adoption plénière, ne désirent pas nécessairement voir apparaître une mère biologique qu'ils peuvent percevoir comme une menace pour leur vie familiale. Dans tous les cas, la loi doit rechercher l'équilibre entre ces différents intérêts. 
 
 La loi doit également s'intéresser aux conséquences de la suppression de l'accouchement sous X. Ce dernier est apparu au XVIè siècle, pour lutter contre l'infanticide. Aujourd'hui, les partisans du droit d'accès aux origines nous montrent en exemple les législations allemande, autrichienne, belge, suisse, tchèque et slovaque qui refusent l'accouchement sous X, au nom du droit d'accès aux origines. On n'insiste guère en revanche sur le retour des "boîtes à bébé" qui permettent de déposer anonymement des nouveaux-nés dans  une niche creusée à l'intérieur du mur de l'hôpital. Au Moyen-Age, cela s'appelait le "tour", et c'est précisément pour éviter cela qu'a été créé l'accouchement sous X.

En donnant satisfaction aux enfants nés sous X, en leur offrant d'accéder à leurs origines, on leur permet de connaître leurs racines, de reconstituer leur histoire. Certes, mais en même temps, on risque de voir reparaître des accouchements clandestins, réalisés sans soutien médical, faisant courir des risques insensés à la mère et à l'enfant. Le débat sur le droit d'accès aux origines doit certainement se développer, mais encore doit-il être appréhender de manière globale, et pas seulement à travers le désir de ceux qui le revendiquent.


dimanche 18 décembre 2011

Un dimanche à la campagne, électorale

Le droit au repos hebdomadaire est-il synonyme de droit au repos dominical ? Cette question revient dans l'actualité juridique. D'un côté, une décision du Conseil d'Etat valide le dispositif mis en place par la loi de 2009, qui prévoit de multiples possibilités de déroger au repos dominical. De l'autre, une proposition de loi veut consacrer un droit au repos dominical susceptible d'aucune dérogation. 

Ce débat peut sembler un peu désuet, alors que les statistiques de 2009 montrent que 28 % des salariés travaillent le dimanche. Ce chiffre n'est guère surprenant à une époque où chacun considère que certaines activités doivent s'exercer sans interruption, notamment dans les domaines de la sécurité, de la santé, des transports, voire dans l'hôtellerie et la restauration. 

Le débat sur l'ouverture des commerces le dimanche relance pourtant la discussion et la campagne électorale n'y est pas étrangère.  Certains estiment que les activités commerciales sont d'abord soumises à la loi du marché, et l'ouverture du dimanche apparaît comme un moyen de répondre aux besoins d'une clientèle qui n'a plus le temps de faire ses courses durant la semaine, et de salariés qui veulent "travailler plus pour gagner plus". D'autres insistent sur le maintien du dimanche comme jour du repos hebdomadaire, principe considéré comme un "acquis social", produit de la lutte des travailleurs. Dans une perspective historiques, cette revendication est d'ailleurs passée de la droite à la gauche. 

Un débat qui se déplace de droite à gauche

Durant la période révolutionnaire, le dimanche a tout simplement disparu pour céder la place au "décadi", réduisant le nombre de jours chômés de 52 à 36. La semaine de dix jours imposée par le calendrier révolutionnaire a cependant disparu dès 1806 et l'Empire, conformément aux principes définis dans le Concordat, a rétabli le calendrier grégorien. Avec la Restauration, l'ordonnance publiée le 7 juin 1814 par Louis XVIII interdit "de travailler ou de faire travailler, d'ouvrir les boutiques ou d'étaler les marchandises le jour du Seigneur". A l'époque, l'objet est d'affirmer le retour de la religion catholique comme religion d'Etat. Il est vrai que ce succès reste purement symbolique car l'ordonnance de 1814, pourtant reprise dans bon nombre de textes, n'a jamais été vraiment appliquée. Avec l'industrialisation, le travail du dimanche se développe considérablement et une loi du 12 juillet 1880 finit par supprimer purement et simplement le repos dominical, à l'exception de celui accordé aux fonctionnaires. 

Peu à peu cependant, la revendication est reprise par la gauche de l'époque, et différents textes dérogatoires étendent le repos dominical aux enfants, aux femmes, puis aux salariés. Plus tard, à la suite de la catastrophe des mines de Courrières, le principe général du repos dominical est consacré par la loi du 13 juillet 1906, votée par une Chambre laïque et anticléricale, celle-là même qui un an plus tôt avait voté la séparation de l'Eglise et de l'Etat. A partir de cette date, le repos dominical se détache de tout ancrage religieux et s'exerce au nom du droit au repos et à la vie familiale. C'est sous cet angle que l'envisage le Front populaire qui adopte le principe du samedi chômé. 

C'est également son fondement actuel, dès lors que le Conseil Constitutionnel estime qu'il constitue l'une des garanties du "droit au repos" figurant dans le Préambule de 1946. L'article L 3132-3 du code du travail précise ainsi que "dans l'intérêt des salariés, le repos hebdomadaire est donné le dimanche". 


Un dimanche à la campagne. Bertrand Tavernier. 1984
Sabine Azéma et Louis Ducreux

La décision du Conseil d'Etat : le repos hebdomadaire

L'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 2 décembre 2011 rejette le recours déposé par la CFTC contre la circulaire d'application de la loi du 10 août 2009 sur le travail dominical. Depuis la décision Duvignères du 18 décembre 2002, on sait que le recours contre une circulaire est recevable lorsque ses dispositions présentent un caractère impératif pour les fonctionnaires ou les administrés qui en sont les destinataires. 

La CFTC estime que la loi de 2009 n'est pas conforme à la Convention n° 106 de l'OIT, qui énonce que le repos  hebdomadaire doit être donné "autant que possible" le jour de la semaine "reconnu comme jour de repos dans la tradition ou les usages du pays ou de la région". Cette convention de 1957 prévoit cependant des possibilités de dérogation à ce principe pour certaines catégories de personnes et d'établissements "compte tenu de toute considération sociale et économique pertinente".

S'appuyant sur la souplesse de cette convention, le Conseil d'Etat valide les exceptions prévues par la loi de 2009 au repos dominical,  en montrant qu'elles sont justifiées par des "considérations sociales et économiques pertinentes". Pour les communes et les zones touristiques, il s'agit de satisfaire les besoins d'une population supplémentaire importante à certaines époques de l'année. Pour les "périmètres d'usage de consommation exceptionnel" (Puce) existant dans des villes de plus d'un million d'habitants, c'est l'importance du bassin de population qui justifie l'ouverture des magasins le dimanche. Enfin, les commerces des zones frontalières doivent pouvoir ouvrir le dimanche, afin de ne pas souffrir de l'éventuelle concurrence de ceux de l'Etat frontalier, s'ils ne sont pas contraints à la fermeture dominicale. 

Le Conseil d'Etat observe par ailleurs que les salariés contraints de travailler le dimanche ne sont pas victimes d'une discrimination. Les dérogations au repos dominical sont accordées par autorisation préfectorale dès qu'il existe un accord collectif ou, à défaut, une décision de l'employeur prise après consultation des représentants des salariés et approuvée par référendum par le personnel concerné. Dans tous les cas, des contreparties doivent être prévues. La loi impose ainsi une rémunération au moins égale au double de celle normalement due pour une durée équivalente, ainsi qu'un repos compensateur équivalent en temps. 

La décision du Conseil d'Etat ne diffère en rien de celle rendue par le Conseil constitutionnel le 6 août 2009. Ce dernier a en effet validé l'ensemble de la loi, à l'exception des dispositions relatives aux zones touristiques de la ville de Paris, qui doivent être créées à l'initiative du maire, comme dans toutes les autres communes. Il est vrai que cette précision a eu des conséquences pratiques non négligeables, puisque le maire de Paris a refusé le classement du boulevard Haussmann en zone touristique, interdisant de fait aux grands magasins d'ouvrir le dimanche.

La proposition de loi : le repos dominical

La proposition de loi déposée par madame Annie David, sénatrice et présidente de la commission des affaires sociales de la Haute assemblée (groupe communiste, républicain et citoyen) considère le repos du dimanche comme un acquis social qui doit être réaffirmé. Son objet est de permettre à chacun de "préserver du temps pour la vie de famille, la vie spirituelle, la vie associative et militante et pour les activités sportives, culturelles et de loisir".

Pour assurer la mise en oeuvre de ces principes, les signataires de la proposition veulent ajouter un second alinéa à l'article L 3132-3 du code du travail, précisant qu'"aucune dérogation n'est possible" au droit au repos dominical, "à moins que la nature du travail à accomplir, la nature du service fourni par l'établissement ou l'importance de la population à desservir ne le justifie". Il s'agit donc de restreindre les possibilités de dérogations à la règle du repos dominical, sans toutefois les éliminer complètement. 

Dans les zones touristiques par exemple, le travail du dimanche serait limité à la saison touristique dont le calendrier serait précisé par le préfet et réservé aux entreprises chargées de l'accueil de la clientèle touristiques, pour son hébergement et ses loisirs. Dans les "périmètres d'usage de consommation exceptionnel" des grandes villes, le principe serait tout simplement d'interdire d'accorder des autorisations nouvelles. Ces autorisations, qui ont une durée limitées, seraient alors en voie d'extinction, à un horizon de quelques années.
La proposition de loi s'efforce enfin de rendre la procédure d'obtention des dérogations si contraignante qu'elle devient dissuasive. C'est ainsi qu'elle impose un accord collectif, supprimant la possibilité offerte à l'employeur de décider le travail du dimanche après référendum auprès de ses employés. Cette contrainte peut surprendre, car il n'existe pas de procédure plus,démocratique qu'un référendum auprès des premiers intéressés. Elle ne peut guère s'expliquer que par la crainte de voir ces consultations donner des résultats très favorables au travail du dimanche. 

La proposition de loi déposée par madame David se heurte, hélas, au principe de réalité. Le travail du dimanche ne répond pas seulement à une volonté des employeurs, mais aussi, le plus souvent, au désir des employés. On en trouve l'écho dans le rapport même rédigé par la sénatrice David (p. 11) : "En raison de la faiblesse des salaires dans le secteur du commerce, une majoration égale à 100 % du SMIC équivaut, certes, à un doublement du salaire pour la majorité des salariés". Tout est dit. Qu'on le veuille ou non, dès lors que la crise ne permet guère d'envisager un accroissement sensible des minima sociaux, le travail du dimanche reste l'un des rares instruments permettant à ceux qui ont les revenus les plus bas d'améliorer leurs revenus. 


jeudi 15 décembre 2011

La liberté d'expression de l'avocat ou les limites du secret professionnel

Le 15 décembre 2011, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu un arrêt qui fait prévaloir la liberté d'expression de l'avocat sur le secret professionnel auquel il est astreint, contrairement aux principes développés par la jurisprudence française.

En l'espèce, madame Gisèle M., avocate au barreau du Val d'Oise défend, depuis 1998, les parents d'une enfants décédée à la suite d'un vaccin contre l'hépatite B. Dans une interview donnée au Parisien en novembre 2002, Me M. commente un rapport d'expertise remis au juge chargé de l'instruction, affirmant qu'il "démontre que l'Etat n'a jamais mis des moyens suffisants pour évaluer correctement l'ampleur des effets indésirables du vaccin alors qu'on a vacciné des millions de Français". Elle formule ensuite des propos à peu près identiques dans une autre interview, à Europe 1 cette fois. 

Le laboratoire distributeur du vaccin porte immédiatement plainte pour violations du secret de l'instruction et du secret professionnel. Finalement jugée par le tribunal correctionnel le 11 mai 2007, Me M. est effectivement déclarée coupable de violation du secret professionnel. Mais elle est en même temps dispensée de peine, au motif que l'atteinte à l'ordre public est minime, et que des journaux avaient préalablement fait état des conclusions de ce rapport d'expertise, sans que l'entreprise plaignante ait engagé de poursuites à leur encontre. Elle doit néanmoins s'acquitte d'un euro symbolique comme dommages-intérêts. La Cour d'appel puis la Cour de cassation ont ensuite confirmé ce jugement.

Pour contester devant la Cour européenne sa condamnation, Me M. invoque une violation de l'article 10 de la Convention, selon lequel "toute personne a droit à la liberté d'expression". 

Les multiples facettes du secret professionnel

Le secret professionnel est généralement présenté comme une prérogative de l'avocat, qui fait de son cabinet un véritable sanctuaire. Si les perquisitions chez un avocat ne sont pas réellement exclues, elles sont néanmoins soumises à des contraintes très lourdes qui imposent la présence du Bâtonnier. Celui-ci, comme l'avocat perquisitionné, peut s'opposer à la saisie de pièces au nom du secret professionnel. Ses réserves sont alors notées au procès-verbal qui est placé sous scellés, de même que les documents saisis. Le juge des libertés est alors compétent pour statuer sur la contestation et ordonner, le cas échéant, la restitution des pièces litigieuses. 

Cette prérogative de l'avocat n'existe cependant que parce que le droit positif considère le secret professionnel comme un droit du client. La "confidence" faite par le client à son conseil est ainsi protégée par l'article 223-13 du code pénal qui punit toute violation du secret professionnel d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende. C'est aussi une obligation déontologique, rappelée  par le règlement intérieur du Barreau de Paris, qui précise que l'avocat étant "le confident nécessaire du client, le secret est établi dans l'intérêt du public" (art. 2 al. 1). La violation du secret professionnel peut ainsi donner lieu à des poursuites disciplinaires, assorties de sanctions lourdes pouvant aller jusqu'à la radiation.

Secret de l'instruction et secret professionnel

Pour la jurisprudence française, exprimée dans la décision de la Chambre criminelle de la Cour de cassation du 28 octobre 2008,  rendue précisément à propos de l'affaire Gisèle M., le secret professionnel impose en effet l'interdiction de communiquer les pièces relatives à l'information en cours, et il englobe ainsi le secret de l'instruction. 

Ce secret est toutefois loin d'être absolu. Dès lors qu'il est formulé dans l'intérêt du client, il peut également être levé dans ce même intérêt. Lors de l'affaire M., le droit applicable trouvait son fondement dans le décret du 12 juillet 2005 interdisant la divulgation de documents liés à l'instruction, sauf au client pour les besoins de sa défense. Depuis cette date, le décret du 15 mai 2007 a élargi cette exception, en retirant cette référence directe au client. Désormais l'exception de divulgation n'est plus seulement autorisée au bénéfice du "client" mais pour "l'exercice des droits de la défense". Les pièces peuvent donc être désormais communiquées aussi à des tiers comme des experts ou consultants intervenant au profit de la défense. Dans tous les cas, il appartient à l'avocat de démontrer la nécessité de la divulgation pour l'exercice des droits de la défense.

En l'espèce, Me M. n'est pas sanctionnée par les juridictions internes pour avoir divulgué une pièce de l'instruction, mais les informations qu'elle contient. L'avocate a en effet évoqué dans les médias le contenu d'un rapport d'expertise, déjà largement diffusé dans les médias.

Position des juges internes : droits de la défense et intérêt de la défense

En sanctionnant Me M. pour violation du secret professionnel, les juges ont estimé que la diffusion de telles informations est peut-être conforme à l'intérêt de la défense, mais ne relève pas, à proprement parler de l'exercice des droits de la défense. Les propos tenus par Me M. devant des journalistes ne saurait en effet s'intégrer directement dans les actes de procédure effectués au nom de son client. Il n'en serait pas de même si l'exercice des droits de la défense avait rendu nécessaire la violation du secret professionnel. C'est le cas, par exemple, lorsque l'avocat communique les éléments d'une instance pénale en cours à un juge civil pour justifier une demande de sursis à statuer (Cass. Crim., 14 octobre 2008). 


De la même manière, pour les juges français, C'est la diffusion même d'informations couvertes par le secret qui est l'élément constitutif de l'infraction. Peu importe donc qu'elles aient déjà été portées à la connaissance du public par la presse.


C'est précisément ces points que la Cour européenne s'oppose aux juges internes français. Refusant de distinguer entre les droits de la défense et l'intérêt de la défense, la Cour s'appuie sur la liberté d'expression de l'avocat. 




Position de la Cour européenne : liberté d'expression et secret professionnel


Aux termes de l'article 10 de la Convention, des restrictions à la liberté d'expression peuvent être imposées par les autorités publiques, à la double condition qu'elles soient prévues par la loi et nécessaires dans une société démocratique "à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire". Pour la requérante, les propos tenus à la presse n'entraient dans aucune de ces restrictions possibles à sa liberté d'expression. Pour le gouvernement français au contraire, le secret professionnel a précisément pour finalité de "garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire".


La Cour constate l'existence de l'ingérence des autorités publiques dans la liberté d'expression de l'avocat requérant, ingérence au demeurant "prévue par la loi", puisque le secret professionnel est protégé par l'article 226-13 du code pénal. Quant au but de cette ingérence, la Cour reconnaît depuis l'arrêt Dupuis c. France du 7 juin 2007, que le secret de l'instruction a pour finalités de garantir la présomption d'innocence de la personne mise en cause ainsi que la sérénité nécessaire à une bonne administration de la justice. 


Ce n'est pas l'existence du secret professionnel qui est ainsi contesté par la Cour, mais la pertinence et la proportionnalité de la sanction. 


L'information divulguée par l'avocate l'avait déjà été par les médias. Pour la Cour, l'argument des autorités françaises qui justifient la sanction par la volonté de "garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire" n'est pas pertinent. Si l'on considère que la sérénité de la justice est atteinte par cette divulgation, le mal est déjà fait, et pas par l'accusée. 


La Cour fait aussi observer que les juges français eux mêmes se sont bornés à prononcer une dispense de peine assortie d'un modeste euro de dommages-intérêts. L'Ordre des avocats, de son côté, n'a pas jugé bon d'engager des poursuites disciplinaires contre la requérante. Tous ces éléments montrent que ceux là même qui détenaient le pouvoir de sanction n'étaient pas nécessairement très convaincus du bien fondé de celle infligée à la requérante. 


Enfin, ultime coup porté à la jurisprudence française, la Cour rappelle que les avocats, comme auxiliaires de justice, contribuent à assurer la confiance du public dans l'action des tribunaux. Ils ont le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice et de participer à des "débats d'intérêt général". Tel est le cas d'une affaire qui intéresse directement la santé publique, sur laquelle l'opinion a le droit d'être informée. 


Sur ce point, l'arrêt ne fait qu'étendre aux avocats la solution apportée par la jurisprudence Dupuis c. France du 7 juin 2007. La Cour avait alors fait prévaloir la liberté d'expression de deux journalistes qui avaient écrit un livre sur les écoutes de l'Elysée, alors même qu'ils étaient coupables de recel de violation de secret professionnel. A l'appui de ce libéralisme, la Cour invoquait alors "la demande soutenue et concrète du public" qui veut être informée d'une affaire qui suscite un débat d'une grande ampleur. Autant dire que les journalistes sont considérés comme les "chiens de garde" des libertés. Les avocats aussi. 



mercredi 14 décembre 2011

L'internement préventif devant la Cour européenne

La Cour européenne des droits de l'homme vient de rendre, le 1er décembre 2011, un arrêt Schwabe et M. G. c. Allemagne portant sur la conformité à la Convention d'une procédure d'internement préventif. Le 3 juin 2007, lors d'un contrôle d'identité réalisé à proximité de la prison de Rostock, la police a découvert dans le véhicule des deux requérants des bannières appelant à la libération de militants altermondialistes emprisonnés pour la durée du sommet du G 8 d'Heiligendamm qui devait se dérouler du 6 ou 8 juin. Dès le lendemain, les requérants se voyaient contraints de rejoindre leurs camarades à la prison de Rostock, pour un séjour qui s'achèverait après l'issue du sommet, le 9 juin.

Cette procédure n'est pas un internement administratif, dans la mesure où elle est prononcée par un juge, en l'espèce le tribunal de district de Rostock, sur le fondement d'une loi du Land de Macklenbourg-Poméranie occidentale. Elle présente cependant un caractère préventif puisque l'objet de cette législation est de permettre la détention de personnes considérées comme étant sur le point de commettre une infraction.

En l'espèce, la Cour européenne des droits de l'homme estime que l'internement de ces deux personnes n'est pas conforme aux dispositions de le Convention. D'une part, le fait qu'elles aient eu l'intention de commettre une infraction n'est pas établi. Leur intention de libérer leurs camarades relevait de l'action symbolique et rien ne laissait penser qu'ils pourraient effectivement tenter de les faire évader. D'autre part, une mise en détention, alors que la police disposait d'autres moyens légaux comme la saisie des bannières ou des assignations à résidence dans leur ville d'origine, constitue une atteinte au principe de sûreté garanti par l'article 5 § 1. Enfin, la détention des requérants a également porté une atteinte excessive à leur liberté de réunion et de manifestation consacrée par l'article 11 (pour une analyse plus précise, voir l'article de N. Hervieu sur CPDH). 


La sévérité de Cour n'est pas surprenante et comprend sa réaction face à un droit d'exception particulièrement attentatoire au principe de sûreté. Sur ce point, on reste cependant un peu surpris d'apprendre qu'un pays fondateur de l'Union européenne a dans son arsenal juridique un système d'internement préventif, et que les forces de police peuvent saisir les bannières des manifestants dans le seul but de porter atteinte à leur liberté de manifester. La Cour européenne ne relève pas ce point, sans doute parce qu'elle dispose d'autres motifs pour déclarer la mesure non conforme à la Convention.

Les faits de l'espèce laissent également songeur, avec ces policiers de Rostock qui prétendent, sans rire, que quelques alter-mondialistes uniquement armés de banderoles allaient faire évader leurs camarades retenus dans un établissement pénitentiaire. On comprend que la Cour ait voulu sanctionner une détention de cinq jours et demi, très excessive pour des manifestants non armés qui, selon la formule employée par la Cour, entendaient prendre part à un "débat d'intérêt public", à savoir les conséquences de la mondialisation sur la vie des peuples. 

La décision est évidemment à rapprocher de celle intervenue à propos de l'arrêt O.H. c. Allemagne du 24 novembre 2011. La rétention de sûreté, qui permet de maintenir enfermés, à l'issue de leur peine, des criminels présentant un risque très élevé de récidive est également décidée par un juge et repose sur une appréciation subjective d'un comportement futur. En l'espèce, la Cour estime que cette détention est une peine, dès lors qu'elle est effectuée dans un établissement pénitentiaire. Et le fait de prononcer une peine pour des motifs purement hypothétiques constitue une violation de l'article 5 § 1 du 24 novembre 2011. 

Ces décisions, toutes deux intervenues à propos de législations allemandes, montrent la volonté de la Cour européenne d'encadrer très strictement ce type d'internement préventif. Elle refuse de s'appuyer sur le seul respect de la séparation des pouvoirs, qui conduirait à admettre ce type d'internement dès lors qu'il est prononcé par un juge. Elle préfère apprécier ces dispositions au cas par cas, en tenant compte de la gravité de l'atteinte à la sûreté, et notamment de la durée de la rétention, et de son caractère proportionné ou non à la menace pour l'ordre public. Les aspirations sécuritaires des Etats européens devront désormais tenir compte d'une jurisprudence attentive au maintien de la liberté d'expression. 

lundi 12 décembre 2011

Le droit au logement, sans logements

Il ne suffit pas de créer un acronyme pour garantir un droit. Le rapport du comité de suivi sur le "droit au logement opposable", le DALO, a été remis à l'Assemblée nationale le 30 novembre 2011. Il se montre particulièrement accablant sur la mise en oeuvre de ce droit nouveau, issu de la loi du 5 mars 2007. Ce texte avait été voté dans l'émotion suscitée par l'occupation du canal St Martin par des centaines de tentes de personnes sans domicile fixe, action médiatisée par l'association "Les Enfants de Don Quichotte". 

Disons le franchement, affirmer qu'un droit est "opposable" relève du pléonasme. Un droit qui n'est pas "opposable" ne peut être invoqué devant les tribunaux, et se trouve donc dépourvu de toute puissance normative. Dès lors qu'un droit a un contenu suffisamment précis, et qu'il est consacré par une norme juridique contraignante, il est "opposable". Cette volonté d'affirmer l'opposabilité témoigne donc d'un échec, à la fois constitutionnel et législatif.

Le Conseil constitutionnel : le droit au logement comme "objectif à valeur constitutionnelle"

Le droit au logement ne figure directement pas dans notre corpus constitutionnel.  Dans sa décision du 19 janvier 1995, le Conseil constitutionnel affirme néanmoins que la "possibilité de toute personne de disposer d'un logement décent est un objectif de valeur constitutionnelle". A l'appui, il cite le Préambule de 1946 qui affirme que "la Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement" et qui consacre en même temps le principe de dignité de la personne humaine. La formulation est donc claire : le Conseil ne consacre pas un droit. L'objectif constitutionnel qu'il énonce se borne à imposer aux pouvoirs publics la mise en oeuvre d'une politique d'aide au logement, sans imposer d'ailleurs une obligation de résultat. Cet "objectif de valeur constitutionnelle" ne crée donc pas un droit, encore moins un droit opposable. 

La loi du 31 mai 1990 : le "droit au logement" comme "devoir de solidarité"

La loi du 31 mai 1990 n'a pas eu davantage d'effet normatif sur la situation des mal-logés, alors même qu'elle proclamait solennellement que "garantir le droit au logement constitue un devoir de solidarité pour l'ensemble de la Nation".  Derrière cette formulation ambitieuse, se cachait en réalité un dispositif très classique d'aide sociale au logement. Un individu ne pouvait donc pas se prévaloir directement des dispositions de la loi pour obtenir un lieu où se loger. 

Le mécanisme DALO

La loi DALO de 2007 organise un mécanisme d'attribution prioritaire de logement en urgence dont les bénéficiaires figurent sur une liste établie par une commission de médiation. Une fois sa situation prioritaire établie, le demandeur peut faire valoir cette situation auprès des bailleurs sociaux et le préfet peut même donner une injonction à l'un d'entre eux de reloger l'intéressé dans son parc social. A l'issue d'un délai variant de trois à six mois selon la région et la taille du logement demandé, le demandeur peut saisir le juge administratif, qui est fondé à donner une injonction au préfet, exigeant le relogement de l'intéressé, le cas échéant sous astreinte. 

Tout cela est bel et bon, et les contentieux se sont multipliés. Du 1er octobre 2010 au 30 septembre 2011, 5775 jugements ont été prononcés, dont 80 % en faveur des requérants.

Walt Disney. Les trois petits cochons. 1933


Une catastrophe annoncée


Ces chiffres ne doivent pas cacher l'échec global du dispositif, dénoncé par le rapport du comité de suivi. Les délais de relogement imposés par la loi ne sont pas respectés. Les dépôts de recours devant la commission de médiation atteignent 6000 par mois, faisant craindre un véritable engorgement de la procédure. Sur une seule année, 27 500 décisions de relogement ne sont pas mises en oeuvre, dont 85 % en Ile de France. Par voie de conséquence, le total des astreintes prononcées au 31 juillet 2011 s'établit à près de 16, 5 millions d'euros. 

La situation risque d'ailleurs de devenir catastrophique à partir de janvier 2012. En effet, la loi prévoit que le recours devant le juge administratif en cas de non relogement sera alors ouvert à tous ceux qui ont fait une demande de logement et qui n'ont pas reçu de réponse à l'issue d'un délai "anormalement long". 

Le pessimisme du comité de suivi prend la forme d'une véritable interpellation du Président de la République en faveur de l'application effective de la loi DALO. On comprend évidemment sa préoccupation. Mais était-il vraiment possible de mettre en oeuvre cette législation ? Lorsqu'elle a été votée, chacun savait que l'insuffisance du nombre de logements sociaux, l'émiettement des gestionnaires entre secteur public et privé rendaient tout à fait illusoire la mise en oeuvre d'un droit "opposable". On a certes  donné satisfaction aux "Don Quichotte", mais l'étude d'impact de la loi, en principe obligatoire, a t elle réellement été effectuée ?

On peut se demander si les fonds publics dépensés par la croissance exponentielle des astreintes prononcées par les juridictions administratives ne seraient pas mieux utilisés à d'autres fins. Par exemple, pour construire des logements sociaux ? Car n'est-il pas finalement préférable d'avoir des logements sans droit opposable plutôt qu'un droit opposable, sans logements ? Le débat est ouvert. 


samedi 10 décembre 2011

Droit de vote des étrangers, nationalité et citoyenneté

Le Sénat a adopté, le 8 décembre 2011, la proposition de loi constitutionnelle relative au vote des étrangers non communautaires aux élections municipales. Concrètement, il s'agit d'introduire dans la Constitution un article 72-5 énonçant que "le droit de vote et d'éligibilité aux élections municipales est accordé aux étrangers non ressortissants de l'Union européenne résidant en France. Ils ne peuvent exercer les fonctions de maire ou d'adjoint, ni participer à la désignation des sénateurs".

Cette proposition socialiste provoque l'irritation à droite. Le Président de la République, qui en 2005 considérait une telle réforme comme un "facteur d'intégration", dénonce aujourd'hui "une proposition hasardeuse. Le Premier ministre, de son côté, "réprouve" un texte qui "risque de vider la nationalité et la citoyenneté françaises de leur substance. Ce discours, qui ne fait guère dans la nuance, nous présente ainsi le vote des étrangers non communautaires comme un facteur de désagrégation de l'Etat. 

La procédure : comment on ressuscite une proposition de loi abandonnée depuis 2000

Ce n'est pourtant pas une idée nouvelle. En témoigne d'abord la procédure employée, qui consiste à ressusciter une proposition de loi enterrée depuis plus de dix ans. Ce texte a en effet été voté en première lecture en mai 2000, par la majorité socialiste du gouvernement Jospin. Confronté à l'opposition du Sénat, et donc à l'impossibilité d'obtenir le vote en termes identiques indispensable à la poursuite de la procédure, ce dernier avait renoncé à cette réforme. La victoire de la gauche aux sénatoriales a permis de reprendre la procédure là où elle s'était interrompue. Ceci étant, le Sénat a quelque peu amendé le texte, ce qui imposera un retour devant l'Assemblée nationale, retour bien risqué dans l'état actuel des choses. 

A priori, rien dans la Constitution n'interdit de reprendre une procédure constitutionnelle abandonnée depuis longtemps. Lorsqu'il avait été question d'adopter le quinquennat pour le mandat présidentiel, on avait ainsi brièvement évoqué la reprise du projet de loi constitutionnelle déposé par la Président Pompidou en septembre 1973, soit plus de trente ans avant cette idée soit relancée. 

Le précédent de 1793

Sur le fond, l'idée même du vote des étrangers n'est pas davantage une innovation. L'idée figurait déjà dans l'article 4 de la Constitution montagnarde de 1793, en faveur de "Tout étranger âgé de vingt et un ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année y vit de son travail, ou acquiert une propriété, ou épouse une Française, ou adopte un enfant, ou nourrit un vieillard ; Tout étranger enfin, qui sera jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l'humanité". Quand il remplit l'une ou l'autre de ces hypothèses, l'étranger "est admis à l'exercice des droits de citoyen français". Cette formule est parfois interprétée comme offrant à ces étrangers méritants la nationalité française. Il n'en est rien cependant et il s'agit  d'attribuer aux intéressés l'exercice de droits identiques à ceux attachés à la citoyenneté française, c'est à dire les droits de vote et d'éligibilité. Cette générosité est cependant demeurée lettre morte, comme d'ailleurs la Constitution montagnarde, dont l'application fut suspendue "jusqu'à la paix". 

Nationalité et citoyenneté

Quoi qu'il en soit, ce précédent historique, demeuré bien isolé, incite à s'interroger sur le lien entre nationalité et citoyenneté. La nationalité apparaît comme un statut juridique à deux dimensions, l'une verticale qui rattache l'individu à l'Etat, l'autre horizontale qui fait du national le membre d'une communauté dont sont exclus les étrangers. De son côté, la citoyenneté est formée d'une sorte de corpus juridique de droits et de devoirs communs à l'ensemble des membres de la communauté nationale, dont le contenu peut évoluer selon les époques. C'est ainsi que les droits du citoyen se sont historiquement accommodés d'un suffrage censitaire, réservant le droit de vote aux seuls nationaux payant l'impôt, voire d'un droit de suffrage interdit aux femmes jusqu'en 1944. La nationalité est donc atemporelle, alors que la citoyenneté est contingente. 

En droit français, la Nation est indivisible, et la source de toute souveraineté. C'est le principe même énoncé par l'article 3 de la Constitution selon lequel "la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum". Au plan étatique, la nationalité embrasse la citoyenneté, et les droits liés à la représentation, qui impliquent la participation au pouvoir législatif, sont réservés aux nationaux. 

Pondichéry. Groupe de Brahmanes, électeurs français. Photographie de 1905

Les citoyennetés de superposition

Le caractère contingent de la citoyenneté n'exclut pas d'autres liens impliquant, en quelque sorte, des citoyennetés de superposition. Souvenons nous que l'ancien titre XII de la Constitution prévoyait une "citoyenneté de la Communauté" au profit des peuples d'outre-mer. La loi organique du 19 mars 1999 instaure quant à elle une "citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie" (art. 4). 

La plus importante de ces citoyennetés de superposition reste évidemment la "citoyenneté de l'Union européenne" créée par le traité de Maastricht, et définie à travers le lien de nationalité : "Est citoyen de l'Union toute personne ayant la nationalité d'un Etat membre".  Sur ce fondement, l'article 88-3 de la Constitution confère, sous condition de réciprocité, aux étrangers communautaires les droits de vote et d'éligibilité aux élections européennes et municipales, à la condition toutefois que ce droit de suffrage n'interfère pas avec la participation à la souveraineté nationale. Cette exclusion a pour conséquence qu'ils ne peuvent être élus aux fonctions de maire et d'adjoint qui impliquent une participation, comme grand électeur, aux élections sénatoriales. 

La proposition de loi votée par le Sénat ne raisonne pas autrement et reprend la même formulation que l'article 88-3 de la Constitution, pour accorder le droit de vote aux élections municipales aux étrangers non communautaires. On peut cependant regretter l'absence de condition de réciprocité. Pourquoi les Français établis à l'étranger ne pourraient ils pas en effet bénéficier des mêmes droits ?


Quoi qu'il en soit, l'argument essentiel des opposants à la réforme se trouve balayé par le droit positif lui même. Une assimilation pure et simple entre nationalité et citoyenneté est un contresens. La citoyenneté a un contenu évolutif au niveau national, et peut être articulée avec d'autres liens de citoyenneté. 

Les contresens juridiques formulés dans les médias ces derniers jours illustrent surtout le malaise de ceux qui s'expriment. En se plaçant sur le terrain juridique, ils évitent l'affrontement purement politique. Car derrière cette proposition de loi, dont l'avenir est somme toute très incertain, se cache une réalité plus dramatique, et l'absence totale d'une politique d'intégration qui aurait dû être engagée depuis de nombreuses années. Et l'intégration est précisément le véritable objet du débat.