« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 1 octobre 2011

QPC : Le droit de propriété, définition absolutiste et régime contingent

Le Conseil constitutionnel a rendu deux décisions sur QPC à une semaine d'intervalle, les 23 et 30 septembre 2011, toutes deux relatives au droit de propriété. Sans être contradictoires, elles mettent en lumière toute l'ambiguité d'un droit défini comme étant absolu, mais dont le régime juridique autorise de multiples restrictions, notamment au nom de l'intérêt général. 

L'article 544, un droit de souveraineté sur les choses

La Cour de cassation a eu l'étrange idée de soumettre au Conseil une QPC portant sur la définition même du droit de propriété, telle qu'elle figure dans l'article 544 du Code civil : "le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements". A dire vrai, les requérants contestaient, au nom du droit au logement, du droit à la dignité contre toute forme d'asservissement et du droit de mener une vie familiale normale, les dispositions qui autorisent le propriétaire d'un bien à demander au juge des référés l'expulsion d'un occupant sans titre. Cette procédure est organisée par l'article 809 du code de procédure civile, qui a valeur réglementaire. 

L'avocat général avait logiquement conclu au non-renvoi, estimant qu'il s'agissait de contester une disposition réglementaire, ce qui rendait la QPC "incontestablement irrecevable".  Il s'appuyait  sur une décision rendue par la Cour de cassation elle même le 20 janvier 2010, qui avait cassé une décision de la Cour d'appel de Versailles refusant de considérer que l'occupation sans titre d'un bien immobilier constituait un "trouble manifestement illicite" justifiant que l'on donne satisfaction au propriété qui demande l'expulsion.

De manière un peu surprenante, la Cour de cassation n'a pas suivi l'avocat général. Elle a déclaré la QPC recevable, dès lors qu'elle visait aussi l'article 544 du Code civil considéré comme le fondement juridique de l'article 809 cpc.

Sur le fond,  dans sa décision du 30 septembre 2011, le Conseil constitutionnel a évidemment rejeté cette QPC et confirmé la définition du droit de propriété figurant dans l'article 544 du Code civil. On se souvient des paroles prononcées par l'Empereur Napoléon, lors des travaux préparatoires du Code civil :" La propriété, c'est l'inviolabilité dans la personne de celui qui la possède ; moi-même, avec les nombreuses armées qui sont à ma disposition, je ne pourrais m'emparer d'un champ, car violer le droit de propriété d'un seul, c'est le violer dans tous". Selon cette analyse, le droit de propriété est un droit quasi-souverain, exclusif et perpétuel, le fondement même de l'organisation sociale . A partir de cette approche, s'est ensuite développée la trilogie traditionnelle, selon laquelle l'exercice du droit de propriété implique l'usus, ou le droit de jouir du bien, le fructus ou le droit d'en percevoir les fruits, et l'abusus ou le droit d'en disposer. 

Pour mettre en cause cette définition traditionnelle, les requérants s'appuyaient sur la décision 2011-625 DC du 10 mars 2011 sur la Loppsi 2, dans laquelle le Conseil avait déclaré inconstitutionnelle la disposition législative permettant l'expulsion de campements illicites. Il ne s'était cependant pas appuyé sur un quelconque caractère relatif du droit de propriété, mais s'était livré à un contrôle de proportionnalité, montrant le caractère excessif d'une expulsion effectuée "dans l'urgence et à toute époque de l'année", et visant "des personnes défavorisées ne disposant pas d'un logement décent". Le droit de propriété doit être protégé par des procédures proportionnées à la menace pour l'ordre public, ce qui ne signifie pas une évolution de sa définition même.


Bartholomeus Bruyn Le Vieux. Portrait diptyque d'un couple de bourgeois. Vers 1493


Titulaire d'un droit de souveraineté sur les choses, le propriétaire fait non seulement ce qu'il veut de son bien, mais peut également exclure les tiers de la jouissance de celui-ci. C'est précisément ce que confirme le Conseil constitutionnel.

Des limitations au nom de l'intérêt général

Le droit de propriété est certainement absolu dans sa définition, mais pas dans son régime juridique. La décision du 23 septembre 2011 en offre un nouveau témoignage. Etaient contestées plusieurs dispositions de la loi du 29 décembre 1892 relative aux dommages de travaux publics qui autorisent les agents de l'administration à "pénétrer sur une propriété privée pour y exécuter les opérations nécessaires à l'étude des projets de travaux publics". 

L'examen de la constitutionnalité d'un texte voté sous le septennat de Sadi Carnot n'est sans doute pas inutile. Peut être conviendrait il aussi d'opérer un toilettage législatif, notamment de l'article 6, toujours en vigueur, qui énonce que certaines notifications doivent être effectuées par "voie d'affichage et de publication à son de caisse et de trompe dans la commune"? Quoi qu'il en soit, les dispositions contestées n'avaient jamais été déférées au Conseil et la QPC était donc parfaitement recevable. 

En l'espèce, les requérants invoquaient deux griefs d'inconstitutionnalité. 

Le premier repose sur l'idée qu'il y a effectivement privation de propriété, fût t elle temporaire, dès que des agents de l'administration occupent un bien appartenant à une personne privée. De fait, cette occupation doit susciter une "juste et préalable indemnité", conformément aux dispositions de l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. 

Cette vision absolutiste du droit de propriété ne rencontre cependant aucun écho dans la jurisprudence du Conseil. Celui ci estime au contraire, depuis sa décision n° 98-403 DC du 29 juillet 1998, que la réquisition de logements vacants "n'emporte pas par elle-même privation du droit de propriété". A fortiori, le fait de pénétrer sur un terrain pour faire quelques prélèvements ou quelques sondages suscite peut être une gêne dans les conditions d'exercice du droit de propriété mais ne conduit certainement pas à une dépossession. 

Sans doute conscients des limites de l'argumentation fondée l'article 17 de la Déclaration de 1789, les requérants invoquaient également la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui impose que les restrictions apportées au droit de propriété reposent sur des motifs d'intérêt général et soient proportionnées au but poursuivi. Il est évident que des travaux publics reposent, par hypothèse, sur des motifs d'intérêt général. En outre, le Conseil fait observer que l'ensemble de la procédure de mise en oeuvre de travaux publics est contrôlée par le juge administratif, et que les éventuels dommages causés par les agents sont indemnisés. Il en déduit donc que les dispositions de la loi de 1892 sont conformes à la Constitution, et que l'exercice du droit de propriété doit, comme tous les droits et libertés, peut être soumis à certaines restrictions pour des motifs d'intérêt général.

L'ensemble de ces deux décisions incite à penser que le juge constitutionnel appréhende le droit de propriété de manière un peu différente selon les atteintes dont il peut faire l'objet. Lorsqu'il s'agit d'arbitrer entre deux intérêts privés, celui du propriétaire et celui de l'occupant sans titre, il se montre rigoureux et fait prévaloir le droit de propriété, qui demeure aujourd'hui l'un des socles les plus solides de notre conception des libertés publiques. En revanche, lorsque le Conseil constitutionnel doit arbitrer entre l'intérêt privé du propriétaire et l'intérêt général, il a tendance à faire prévaloir ce dernier, dès lors que l'atteinte à la propriété trouve dans ce cas une légitimité incontestable.

1 commentaire:

  1. Les raisonnements littéraux peuvent aboutir à des contradictions, c'est bien connu de longue date. Sous peine de voir détricoter par lambeaux l'essentiel de nos droits et libertés,il est donc sage de s'en tenir à des choses simples qui n peuvent que prendre des coups fatals à être passées à la moulinette du coupage de cheveux en quatre.

    Dans l'araire intéressante évoquée dans ce texte, deux choses sont gênantes :

    1) les arrière-pensées de ceux qui ont tenté d'écorner le droit de propriété de cette façon particulièrement tordue. La bonne foi apparente de la démarche, ainsi que la modération calculée des argumentations, peuvent gagner la confiance de personnes attachées au droit de propriété mais secrètement culpabilisées par plus de 150 ans de socialisme larvé, donc soucieuses de montrer que malgré cet attachement, elles ne sont pas des adeptes purs et durs au coeur sec. Ces personnes seront abusées bien sûr car l'essentiel n'était pas là pour les requérants, l'essentiel pour eux était de rogner un petit bout de ce droit de propriété qu'ils ont pour but final d'abattre tôt ou tard. La leçon à en tirer est que la perpétuation du vrai droit de propriété,qui se confond bien sûr avec la liberté tout court, dépend de la vigilance permanente face aux attaques incessantes des ennemis de la liberté et donc de la propriété.


    2) le second problème est celui de l' ''intérêt général''.
    Au nom de l'intérêt général, on fait passer bien des dispositions qui vont à l'encontre du véritable intérêt général. Autrement dit, la notion même d'intérêt général, au lieu d'être considérée comme une manifestation du gourou collectif, doit être, chaque fois qu'elle est invoquées, examinée à fond à charge et à décharge, par un examen minutieux des conséquences proches et lointaines de son application particulière.

    Par exemple, est)ce vraiment l'intérêt général bien compris qui commande d'accepter la destruction des meilleures terres maraîchères de France pour y construire un aéroport avec tout ce que cela implique de routes, de pollutions urbaines actuelles et prochaines, de dépenses collectives considérables et douloureuses aux contribuables et de nuisances variées, notamment sonores (sans compter la pollution atmosphérique supplémentaire causée par les grosses quantités de kérosène dont l'aviation civile est vorace) ? quand on considère le merveilleux immense jardin qui va être rayé de la carte à jamais pour la minorité de passagers, même pas locaux, qui vont PEUT-ETRE transiter dans cet aéroport !

    Est-ce vraiment l'intérêt général qui commande de densifier le réseau d'autoroutes et de continuer la fuite en avant des déplacements automobiles tous azimuts ?

    Je serai plus concret : au début des années 1970, un débat a eu lieu en Ile de France pour trancher entre l'extension sérieuse du métro parisien et la construction d'un second boulevard périphérique. C'est le périphérique qui a ganté le pompon, était-ce vraiment l'intérêt général ou celui des lobbies de l'automobile ? en tout cas, la décision a été prise au nom de l'intérêt général. On voit donc dans cet exemple que la notion d'intérêt général doit dans chaque cas particulier être passée au peigne fin, et qu'il ne faut pas hésiter à la critiquer sans concession.

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